Newman en qualité de converti et de conseiller de convertis

Classé dans : Thèmes divers | 0

P. Peter Willi FSO

Le Cardinal John Henry Newman (1801-1890) tient son rang parmi les convertis les plus célèbres de l’Église catholique romaine. H.J. Coleridge, S.J., écrit dans sa notice nécrologique : « Le cheminement d’une conversion authentique est rarement sans la trace de l’ombre de la croix, mais, quand il s’agit du Cardinal, il s’agissait de véritables affres de l’accouchement. C’est en ceci qu’il est devenu pour de nombreuses âmes le père au sens le plus fort du terme – il les avait précédées en surmontant pour elles tous leurs obstacles. »[1]

On n’appréciera jamais assez l’influence de Newman sur les convertis, depuis sa propre conversion jusqu’à nos jours. Sa longue lutte pour la vérité et pour l’unique et véritable Église a fait de lui un sage et judicieux conseiller des convertis.

Grâce à son extraordinaire sensibilité pour le développement des cheminements religieux et à une vraie connaissance des mouvements de l’âme et de la conscience, il était bien préparé à suivre les fidèles qui recherchaient ses conseils avant et après leur conversion. Qui se débat avec la question de la conversion ou qui vise une meilleure compréhension et accompagnement des convertis ferait bien de chercher les conseils de Newman.

Traçons d’abord les étapes essentielles de la conversion même de Newman.

I. Le cheminement de Newman vers l’Église catholique romaine

1. Ses efforts à la recherche de la Vérité et de la Sainteté

L’idée de la conversion a pris une certaine importance pour Newman en l’an 1839. Mais le point de départ décisif fut ce qu’il a appelé lui-même sa première conversion en 1816. Celle-ci eut lieu dans un milieu évangélique, mais sans le modèle évangélique de conversion. À ce moment-là, le jeune Newman assuma deux principes, qui, finalement, le conduisirent à l’Église de Rome : le principe de la Dogmatique et le principe de la Sainteté. « Quand j’avais quinze ans (en automne 1816), un grand changement se fit dans mes pensées. Je subis les influences d’une croyance définie, mon esprit ressentit l’impression de ce qu’était le dogme et cette impression, grâce à Dieu, ne s’est jamais effacée ou obscurcie. »[2]

Newman en vint à la conclusion que la religion dépendait essentiellement de la vérité, et non des sentiments ou des opinions personnelles. Divers livres traitant de l’Evangile, et le témoignage de foi d’un professeur évangéliste dévoué l’ont empêché de se tourner vers l’agnosticisme, par qui il avait été attiré lors de la lecture de certains ouvrages de Paine, Hume et Voltaire.

Le principe dogmatique de la religion auquel il est resté attaché toute sa vie se complétait par le principe de la sainteté. « La sainteté plutôt que la paix » et « Le progrès est la seule preuve  de la vie »[3]– Ces phrases ont fait naître en lui une soif de sainteté et l’ont aidé à surmonter l’idée qu’il suffisait de mener une vie vertueuse, sans atteindre la vie dévote.[4]

Chercher la vérité et tendre à la sainteté étaient pour Newman deux forces dynamiques de sa vie de foi, complémentaires et se conditionnant l’une l’autre. Pour lui, la vérité n’a jamais été une doctrine abstraite sans aucune relation à la vie réelle. La vérité pénètre l’homme dans toute son existence et le transforme au point qu’il la reconnaît et accepte son caractère obligeant. Quelques notes dans son journal, qui révèlent sa lutte pour une juste compréhension du baptême, pourraient montrer comment Newman était personnellement engagé dans la recherche de la vérité. « Je crois que je désire vraiment la foi et je l’embrasserai là où je la trouverai. Je désire vraiment la foi ».[5] On doit comprendre son cheminement vers l’Église catholique romaine dans le contexte de ces paroles très personnelles. Ce cheminement était marqué par les questions : Qu’est-ce que la vérité ? Comment puis-je la trouver ? Qui me l’annonce ?

Dans son « Apologia Pro Vita Sua », Newman décrit de façon détaillé comment il a réussi à s’approcher de la plénitude de la Vérité Catholique, par le truchement de personnes, d’amis ou de professeurs, ou par le biais de livres et d’événements qui l’ont conduit à l’Église catholique romaine.[6]

Newman sait que l’homme doit s’efforcer d’atteindre la sainteté s’il veut trouver la vérité. Par suite du péché originel, la compréhension de l’homme est affaiblie et il devient spirituellement aveugle. Voilà pourquoi il lui est difficile de trouver la vérité. Mais il peut la trouver s’il est disposé à recevoir les attitudes spirituelles d’humilité et de docilité, qui sont « des qualités de l’esprit requises pour atteindre la vérité en quelque matière que ce soit, et notamment en matière de religion. »[7] On ne peut trouver la vérité sans le repentir et la conversion, sans un effort pour surmonter le péché et la culpabilité, sans l’obéissance à la volonté divine. Le texte suivant, tiré d’un sermon de 1830, caractérise sa propre manière de rechercher la vérité, en lien avec son désir de sainteté : « Puissions-nous toujours tenir présent à l’esprit que ‘la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse’ (Prov. I,7) ; qu’obéir à notre conscience en toutes choses, petites ou grandes, est le moyen de connaître la Vérité ; que l’orgueil endurcit le cœur et la sensualité l’avilit ; et que tous ceux qui s’abandonnent à l’orgueil et à la sensualité ne peuvent comprendre la voie de l’Esprit Saint, ou connaître la voix du Christ, pas plus que les démons qui croient avec une foi morte et qui tremblent ! ».[8]

Dans un sermon quatre ans après sa conversion, il compare l’accroissement de la lumière intérieure avec l’élargissement tranquille et continuel d’un ruisseau qui devient une rivière : « Il a répandu en nous sa grâce. Il nous a accompagnés dans nos incertitudes. Il nous a conduits d’une vérité à une autre. Il nous a pardonnés nos fautes. Il a donné satisfaction à notre jugement. Il nous a facilité la foi. »[9]

2. « De la Vérité à la Vérité » (1816-1833)

Les doctrines de la Trinité, de l’Incarnation et de la Rédemption furent les premières grandes vérités de la foi qui eurent un grand impact sur la pensée et la prière du jeune Newman, qui n’en était qu’à sa première conversion. Il avoue croire au salut et au châtiment éternel. Plus tard dans sa vie, il renoncera à certaines maximes de tendance calviniste qu’il avait adoptées dans sa jeunesse, comme par exemple l’idée de jadis que le seul fait de la conversion et de la régénération conduit à la certitude absolue du salut éternel.

Un livre de Thomas Newton (Dissertations sur les Prophéties 1754/58; 1843, 18e édition) dans lequel l’auteur identifie le Pape à l’Antéchrist, l’a fortement impressionné : « Mon imagination resta souillée par l’empreinte de cette doctrine jusqu’en 1843. Elle s’était effacée de ma raison et de mon jugement à une époque antérieure, mais le en restait en moi, comme une sorte de conscience fallacieuse. »[10]

Au mois de décembre 1817, il commença son éducation académique au Trinity Collège, à Oxford. Avec zèle, il étudia les différentes disciplines scientifiques. Il voulait de tout cœur réaliser l’idéal biblique de sainteté. Son journal peut en témoigner. Suite à un surmenage, les derniers examens (1829) ne lui ont cependant pas donné les Honneurs attendus. L’année suivante, il fut néanmoins élu Membre de l’Oriel Collège et obtint ainsi un poste de renom à l’Université d’Oxford. En 1824, il fut ordonné diacre et, l’année suivante, prêtre de l’Église anglicane. Alors que les premières années étaient marquées par son désir de sainteté personnelle – « moi-même et mon Créateur »[11] – son engagement dans le travail pastoral a donné à sa spiritualité et à son aspiration à la sainteté une dimension ecclésiale. « J’ai la responsabilité des âmes jusqu’au jour de ma mort ».[12] Comme pour Saint Paul, sa pensée théologique devint toujours plus liée à son travail pastoral.

Pendant les années 1822 – 1826, Newman s’est entièrement séparé de l’Église évangélique. Et en même temps, pendant la troisième décennie de sa vie, il a porté de façon intensive son attention au mystère de l’Église. Une remarque de son frère Francis l’illustre clairement : « Pour lui, l’Église est tout, pour moi, l’Église n’est rien ».[13]

Avec l’aide de Hawkins, si bon pour lui au cours de ses premières années à l’Oriel, Newman est parvenu à la conclusion qu’il nous faut la Tradition, si nous voulons interpréter et expliquer la Bible, et que les deux sources de la Révélation ne peuvent être séparées. Walter James a attiré son attention sur la doctrine de la Succession Apostolique et Whately lui a enseigné que l’Église est une unité visible qui vient de Dieu, indépendante de l’Etat. L’« Analogie » de l’Évêque Butler lui a fait comprendre le sens de l’Église visible et le caractère historique de la Révélation et a posé les fondations pour ses futures théories de la probabilité et des analogies entre la nature et la Révélation.

En 1828, Newman s’est méthodiquement mis à la lecture des Pères de l’Église, à commencer par Ignace d’Antioche et Justin Martyr. Il s’est surtout inspiré de Clément, d’Origène et d’Athanase. Les Pères de l’Église devinrent pour lui une source spirituelle qu’il consulta avec zèle et joie. Maintes fois avant et après sa conversion, il a parlé de l’importance des Pères de l’Église pour lui. « Les Pères ont fait de moi un Catholique et je ne jetterai pas par terre l’échelle qui m’a fait monter vers l’Église ».[14] La première œuvre importante de Newman, « Les Ariens du Quatrième Siècle » (1833), était le fruit de ses études, montrant la nécessité de définir les doctrines contenues dans la Bible. Le Concile de Nicée a présenté un des plus anciens et des plus célèbres exemples de ce processus.

L’amitié de Newman avec Richard Hurrell Froude l’a beaucoup influencé. Froude lui a ouvert le chemin pour admettre la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie et la vénération de la Mère de Dieu. Il lui a appris à s’émerveiller de l’Église de Rome et par là même à se détacher de la Réforme.[15] Après la mort de Froude (1836), Newman a hérité de son bréviaire romain avec lequel il avait prié depuis lors. Les années passées à Oxford avant le début du Mouvement d’Oxford montrent une croissance constante vers la plénitude du Credo, si bien que C.S. Dessain a résumé cette période en ces termes : « Vers la fin de l’année 1832, Newman avait reçu une plénitude substantielle de l ‘ensemble des vérités de la Religion Révélée ».[16]

Cette redécouverte ne s’est pas produite d’une façon erronée, inorganique ou antithétique. Elle ressemblait plutôt à un processus de croissance continue. Les paroles suivantes, tirées d’un sermon de l’an 1839 reflètent le plus vraisemblablement l’expérience personnelle de Newman : «Le Dieu tout-puissant semble en ce moment mener dans sa miséricorde un grand nombre de gens à la vérité entière, telle qu’elle est en Jésus (…) ; il les conduit et eux-mêmes ne le savent pas. Peu à peu ils modifient et infléchissent leurs opinions, tout en croyant en rester au même point. D’autres, peut-être, voient ce qui en est quant à eux : eux ne le voient pas ; ils le verront en temps voulu. Telle est la voie admirable de Dieu. »[17]

3. Le Mouvement d’Oxford et la recherche de la Véritable Église (1833-1841)

En 1833, Newman rentra en Angleterre après son voyage méditerranéen, qui lui avait presque coûté la vie à cause d’une maladie insidieuse en Sicile. Profondément purifié par la douleur et l’agonie éprouvées, il était revenu sur le sol d’Angleterre, poussé par une certitude intérieure qu’il était appelé à accomplir quelque chose de grand dans son pays. Avec Pusey, Keble, et d’autres, il lance le Mouvement d’Oxford avec l’intention de renouveler l’Église anglicane, en remontant ainsi à l’époque des Pères et à l’importance exemplaire de l’Église primitive pour toutes les générations chrétiennes. À partir des principes dogmatiques, ecclésiaux, sacramentaux et anti-romains, les dirigeants du Mouvement d’Oxford se mirent à riposter au libéralisme de l ‘époque et à inculquer une nouvelle vie dans l’Église anglicane, qui était portée au compromis et affaiblie par un esprit bourgeois, mais qui se distinguait toujours de l’Église catholique romaine.

Newman travailla à poser l’Église d’Angleterre sur une fondation théologique plus solide, en développant la théorie de la « via media ». Il était d’avis que l’Église romaine avait dévié de l’Église des Pères par des innovations et des erreurs, tandis que les Églises protestantes s’étaient appauvries en rejetant plusieurs vérités. Cependant, pour l’Église d’Angleterre, comme pour la « via media », la véritable Église catholique avait survécu, mais elle avait besoin d’un renouveau intérieur d’ensemble.

Newman était de plus en plus influencé par les Pères de l’Église. Leurs pensées pénétrèrent ses sermons et les fameux « Tracts », les brochures avec lesquelles Newman et les autres guides spirituels du Mouvement d’Oxford répandaient leurs idées. Le dialogue théologique avec les Pères de l’Église l’amena petit à petit plus près de l’Église catholique romaine, même si, au début, il n’en était pas conscient. L’influence de Newman à Oxford et partout en Angleterre a atteint son point culminant en 1839.

En 1839, sa théorie de la « via media » subit pour la première fois un coup dur, quoique momentané. Newman étudia le conflit avec les Monophysites au cinquième siècle. Il se rendit compte qu’ils étaient divisés en trois groupes : d’abord, les monophysites conduits par Eutychès, ensuite, certaines Églises de l’Est qui voulaient prendre une position intermédiaire entre Rome et l’Eutychianisme, mais qui finirent en hérésie; et enfin, la position de Rome. Avec un esprit de grande envergure véritable, Newman établit un parallèle avec son époque : les Monophysites correspondraient maintenant aux Églises protestantes, les Monophysites modérés à l’Église anglicane et les Chrétiens sous le Pape Léon le Grand à l’Église romaine. Le jugement de cette dernière a surmonté l’épreuve du temps. La « via media » de ces jours-là ne put se maintenir ; aurait-elle tort encore aujourd’hui?

«Celui qui a vu un esprit ne peut agir comme s’il ne l’avait jamais vu. Le ciel s’était entrouvert puis refermé. La pensée avait été: ‘En définitive, il faudra bien admettre que l’Église de Rome a raison’, puis elle s’est évanouie. Mes anciennes convictions demeuraient telles qu’elles étaient auparavant. »[18] En 1841, l’« esprit » comme l’appelait Newman, apparut pour la deuxième fois. En étudiant les disputes ariennes, il découvrit une fois de plus une « via media », dont la durée était limitée dans le temps. Il devint toujours plus conscient que, quand il s’agit de la vérité, il n’y a pas de milieu, c’est-à dire pas de place pour le compromis.

D’autres déceptions suivirent. La publication du « Tract 90 », dans lequel il chercha à donner une interprétation catholique des 39 articles de l’Église anglicane, et par là, à empêcher la conversion des Anglicans qui étaient bien disposés envers l’Église catholique, se trouva face à une violente opposition de la part de l’Église officielle anglicane. Newman se plia à la pression venant d’en haut. Dans le Tract, il avait avancé, entre autres, l’idée que l’Église catholique serait, au moment présent, accomplie dans les Églises romaine, grecque et anglicane (la théorie des chaînes connectives). Le texte du « Tract 90 » fut largement discuté : soit défendu, soit critiqué intensivement.

Newman fut fort troublé et tracassé quand l’Église anglicane décida d’établir un Épiscopat à Jérusalem, bien qu’aucun membre de l’Église anglicane ne s’y trouvât. Cette manœuvre politique, le projet pour qu’un Évêque soit nommé tour à tour à Jérusalem par l’Angleterre et la Prusse luthérienne, avait en vue de renforcer l’influence anglaise autour de la Méditerranée. Newman s’éleva solennellement contre cet emploi abusif de la religion, contre ce qu’il croyait être une manœuvre pour rendre l’Église anglicane plus protestante et moins catholique. Sa confiance en l’Église anglicane en fut ébranlée. En tournant son regard vers ce temps-là, il écrit : « Comme membre de l’Église anglicane, je fus, à partir de la fin de 1841, sur un lit d’agonie. Mais, à l’époque, je ne m’en suis rendu compte que peu à peu. »[19]

4. La dernière lutte

En 1841, Newman s’est retiré à Littlemore, près d’Oxford, avec quelques-uns de ses amis. Ils voulaient en arriver à une conception précise de la vérité en se servant de l’étude, de la prière et du jeûne. En septembre 1843, Newman donna sa démission du ministère à l’église Universitaire de St Mary the Virgin, jugeant bon de ne pas accabler les consciences des autres avec sa propre situation d’incertitude.

Durant les dernières années avant sa conversion, Newman ne perdait pas patience. Il était pleinement disposé à chercher la lumière dans une attitude aimante d’obéissance et de foi. Fidèle à ce principe qu’il a conservé toute sa vie, il retira en 1843 ses précédentes accusations contre l’Église catholique romaine. L’amour et l’estime de Rome avaient déjà gagné son cœur, mais il ne se sentait pas encore en état de faire le pas décisif de la conversion.

Début 1845, Newman décida d’approfondir la question persistante de la véritable Église et les «additions» dans l’enseignement de l’Église Romaine. Cet énorme effort spirituel eut comme résultat le traité scientifique intitulé : « An Essay on the development of Christian Doctrine ». Il est devint fermement convaincu que les doctrines récentes de l’Église Catholique Romaine étaient un développement légitime de l’enseignement déjà présent dans l’Église primitive. « A mesure que j’avançais, les difficultés s’évanouissaient devant moi et je cessai de parler des ‘Catholiques Romains’, pour les appeler hardiment les ‘Catholiques’. Je résolus de me faire recevoir dans l’Église Catholique avant que le livre ne fût terminé… »[20] La question de la conversion devenait pour Newman une affaire de salut ou de damnation. « La question se résume en ceci : Puis-je trouver le salut dans l’Église d’Angleterre ? (c’est une question personnelle, il ne s’agit pas de savoir si tel autre le peut, mais moi, le puis-je ?) Serais-je en sûreté, si je devais mourir cette nuit ? Est-ce un péché mortel de ma part de ne pas entrer dans une autre communion? »[21]

Newman envisagea la conversion comme un appel de Dieu vers un pays inconnu – comme celui qu’a vécue Abraham.[22] Il y avait beaucoup d’arguments contre la conversion: la l’aspect de l’Église catholique romaine de ce temps-là en Angleterre; la séparation inévitable d’amis et le fait de décevoir un grand nombre d’Anglicans fidèles; la douleur de causer de l’embarras, de l’incertitude et de l’anxiété parmi ceux qui étaient confiés à sa charge pastorale; le fait de n’avoir aucun lien avec des Catholiques en Angleterre et aucune connaissance de leurs modes d’expression religieuse; la crainte que tout soit une déception. Il envisagea même de retourner plus tard à l’Église d’Angleterre, car pénétré de regrets.[23]

Les sentiments de Newman reflétaient accablement, « répugnance et mécontentement », « souffrance ininterrompue »[24] : par crainte que sa conversion ne provoque beaucoup de changements et le sentiment que la main de Dieu pesait lourdement sans cesse sur lui.[25]

Newman a éprouvé un conflit intense entre ses sentiments et le cri de sa conscience. Les arguments pour et contre sa conversion l’ont engagé dans une lutte intérieure, aussi violente que douloureuse. Déjà un an avant sa conversion, il devait avouer : « Et autant que je me connaisse encore, ma raison unique et souveraine d’envisager un changement d’Église est la conviction profonde et invariable que la nôtre est dans le schisme et que mon salut dépend de mon union avec l’Église de Rome. »[26]

Enfin convaincu d’avoir trouvé la Vérité[27] et ne voulant pas laisser passer sans réponse l’unique appel de la grâce de Dieu[28], il pria le Père Dominic Barberi, passioniste italien, de le recevoir dans l’Église catholique romaine. Ceci eut lieu le 9 octobre 1845. »[29]

Pusey, son compagnon fidèle dans le Mouvement d’Oxford, a compris la conversion de Newman en ces termes : « Notre Église n’a pas été capable de se servir de lui. Et puisqu’il en était ainsi, il ressemblait à une épée tranchante dans le fourreau, ou suspendue dans le sanctuaire, parce qu’il n’y avait personne pour la manier… Il était devenu inconscient (comme le sont tous les grands instruments de Dieu) de ce qu’il était lui-même. Il y est allé comme mû par un simple acte d’obéissance, sans aucun regard pour lui-même, se mettant entièrement entre les mains de Dieu. Ainsi sont ceux dont Dieu se sert. »[30]

II. Newman en tant que conseiller des convertis

1. Qu’est ce qu’une conversion?

Newman a toujours parlé avec respect de tout ce qu’il avait reçu dans sa première demeure, l’Église anglicane, et qui, ensuite, a été complété, enrichi, purifié et mené à la perfection dans l’Église catholique romaine. «Cette Église a ajouté quelque chose à l’évangélisme tout simple de mes premiers maîtres, mais elle n’en a rien violé, atténué, affaibli. Au contraire, dans la divinité de notre Seigneur et son sacrifice expiatoire, dans sa Présence réelle, dans l’union aux autres en sa Personne de Dieu Homme, j’ai trouvé une force, un secours, un encouragement, et une consolation qu’assurément tous les bons Catholiques possèdent, mais que les Chrétiens évangéliques ne connaissent que vaguement. »[31]

Newman reconnut tout ce qui est vrai et bon dans chaque confession chrétienne et dans d’autres religions. Il avait toujours acquis cette vision positive au temps de l’Anglicanisme en acceptant la doctrine de Justin du «lógos spermatikós ». L’Église catholique romaine, cependant, en tant qu’« oracle de vérité »[32], conserve « toute vérité qui peut se trouver ailleurs, a fortiori en tant que toute, et pas en tant que vérité. »[33]

Se tourner vers l’Église catholique romaine signifie d’une part redécouvrir toutes les vérités «dispersées », et pénétrer la plénitude de la Vérité; d’autre part, cela signifie aussi abandonner l’erreur et l’hérésie.[34] Dans l’Église de Rome, on découvre la grande symphonie de la vérité dont des tendances isolées subsistent dans plusieurs confessions religieuses. C’est ce qui fait une hérésie: admettre une vérité partielle comme étant absolue, la choisissant et la séparant de l’ensemble.

« … Pour sa plus grande partie, le Credo catholique rassemble des vérités distinctes, que les hérétiques se sont partagé entre eux en faisant l’erreur de les séparer. »[35] Dans la recherche de la vérité, Newman insiste sur la reconnaissance de ce qui unit et de ce qui sépare les diverses confessions chrétiennes et les autres religions, avec un esprit de discernement et une attitude de respect, mais sans cacher la vérité. Ainsi se crée une base sur laquelle le dialogue peut avoir lieu.

2. Le point de départ de la conversion et de sa préparation

La conversion est la dernière étape d’un cheminement qui a commencé, non pas par une initiative humaine, mais par suite à l’appel du Christ. Newman la compare à l’appel d’Abraham[36]; à un autre moment, il l’attribue à l’œuvre du Saint Esprit.[37] Ce qui est décisif, c’est qu’elle est la volonté divine, d’où découlent tous les devoirs et tous les droits. Newman établit le lien entre la conversion à l’Église catholique romaine et les paroles du Seigneur qui invitent à quitter notre maison et notre famille ; il la considère ainsi comme un appel spécial adressé à chaque individu. Dans une telle conception de la conversion, il est nécessaire que le prétendant à la conversion fasse le pas de la conversion et que l’Église, de con côté, l’accepte.

Donc, si la conversion trouve son origine dans la volonté de Dieu, on doit prendre des moyens qui, par ailleurs, rendent possible la reconnaissance de la volonté divine. La conversion est pour Newman un cheminement compliqué et confus – où l’on est bouleversé par la grâce de Dieu – qui nous met progressivement sur la voie de la conversion jusqu’à la dernière étape de la conversion elle-même. C’est surtout un chemin imprégné de grâces et de liberté réciproques. Dieu donne d’abord à l’aspirant converti « des rayons de lumière », qui l’attirent d’une certaine façon à l’Église catholique romaine. Ces « rayons » donnent une première certitude, inattendue, souvent non désirée et incompréhensible pour la raison, comme quoi l’Église romaine est la véritable Église.

« À la surprise de leurs proches et souvent à leur propre surprise, les personnes, qui craignent l’Église ou qui refusent d’admettre ses doctrines, s’en trouvent elles-mêmes rapprochées par une certaine force inexplicable, et ceci, une année après l’autre. Finalement, elles s’y livrent et proclament sa suprématie. Des personnes qui n’ont jamais eu de contact avec un prêtre catholique, celles qui ne sont jamais entrées dans une église catholique, même celles qui ont appris leur religion dans une Bible protestante, ont été amenées, à vrai dire, grâce à la puissante Providence divine, par cette même lecture à reconnaître la Mère des Saints. »[38]

Si quelqu’un est atteint par ces premiers rayons de lumière et s’en trouve inquiété, il doit avoir recours à la prière. Newman écrit à une personne qui lui demande des conseils : Si vous demandez à Dieu de vous enseigner la vérité, il le fera, peut-être lentement, mais sûrement. »[39]

Dans sa recherche de la vérité, l’aspirant à la conversion a besoin de prier et d’étudier les doctrines de l’Église.

Newman a souvent parlé de cette condition absolument nécessaire. « Ayez en vous cette conviction que c’est Dieu qui, pour vous instruire, vous envoie l’Église catholique, et cela suffit. Je ne voudrais pas que vous y entriez avant d’avoir cette conviction. Si vous ne l’avez qu’à moitié, priez pour l’avoir pleinement, et attendez qu’elle vous soit donnée. Il est certes préférable de venir promptement, mais la lenteur est préférable au manque de réflexion;… »[40]

Personne ne doit se joindre à l’Église catholique romaine s’il se sent incapable d’adhérer à toutes ses doctrines. Celui qui n’a pas atteint la certitude personnelle que l’Église catholique romaine possède la plénitude de la vérité, doit demeurer dans sa propre communauté ecclésiale. Ceci s’applique à John Keble, un ami digne de sainteté hautement apprécié par Newman.[41] Au seuil de l’Église catholique romaine, il est décédé avec l’assurance d’une conscience sereine, même si – objectivement – elle était erronée. Il avait passé toute sa vie à rechercher sincèrement et honnêtement la vérité et à vivre conformément à cette idée. Il avait accepté pratiquement toutes les vérités de foi, mais n’avait toutefois pas reconnu la nécessité d’unité avec l’Évêque de Rome, le successeur de Saint Pierre. Voilà pourquoi sa conscience l’obligea à demeurer dans l’Anglicanisme.

La beauté de la liturgie de l’Église catholique romaine et le fait qu’on s’y sent attiré, ne sont pas, par exemple, une raison suffisante pour justifier la volonté de la conversion. Il n’est pourtant pas impossible, si on prend part à la liturgie de l’Église Romaine, d’entendre l’appel à s’unir à l’Église catholique romaine et d’acquérir la certitude qu’elle est la vraie Église.

Sur le chemin de la conversion, l’aspirant à la conversion rassemble un argument après l’autre pour son entrée dans l’Église catholique et l’acceptation de sa doctrine. Il peut aussi arriver que le Saint Esprit réveille des motifs et des idées portant à la conversion, sans aucune initiative du futur converti. D’autres raisons se précisent mutuellement et stimulent la libre volonté vers la conversion. Non seulement la raison, mais aussi la conscience, peuvent inviter la volonté à agir. Selon Newman, des décisions et des processus religieux incluent nécessairement l’action de la raison, et ne doivent jamais l’exclure. En aucune manière, de tels processus et décisions ne devraient se limiter à la seule raison.

Dans beaucoup de cas, le chemin de la conversion demande des efforts en vue d’un renouvellement moral. Selon l’enseignement de Newman, le péché agit comme un fardeau sur les facultés spirituelles de l’homme. Il affaiblit la volonté, empêche l’homme de reconnaître et d’accepter la vérité, et trouble ses dispositions. Grâce à la purification et à la conversion, l’homme est capable de reconnaître l’ordre de la divine Providence, sa volonté et sa vérité, et de les mettre en pratique. La pensée de l’homme est ainsi libérée de l’influence des passions et actions désordonnées, sa volonté est guérie de la rupture, ses sentiments sont rétablis harmonieusement; l’homme reconnaît sa conscience plus que jamais comme le principe directeur illuminé par Dieu, qui, s’il est bien suivi, amènera une unité et une harmonie intérieure.[42]

La conversion ne signifie pas seulement se détourner du péché et y renoncer par la contrition et la pénitence, mais elle requiert aussi la pratique des vertus chrétiennes; à titre d’exemple, on peut citer la patiente persévérance de l’avancement dans la voie de la conversion. «Vous levez les yeux et vous voyez, telle quelle, une grande montagne à gravir, et vous dites : ‘Comment m’est-il possible de trouver un sentier pour surmonter tous ces grands obstacles que je rencontre sur le chemin qui me conduit au catholicisme ? Je ne comprends pas cette doctrine, et cela m’afflige; une autre me semble impossible ; je ne pourrais jamais me familiariser avec telle pratique. J’ai peur d’une autre ; c’est pour moi tout un enchevêtrement et un malaise, et cela me conduit à me noyer dans le désespoir’. Il ne faut pas dire cela, mes chers frères, mais levez les yeux et espérez, mettez votre confiance en Celui qui vous appelle à marcher de l’avant. »[43]

De par sa propre lutte, longue, personnelle et intérieure, Newman encourage les convertis à attendre patiemment, à se mettre à la recherche honnête et sincère de la vérité, et à avoir une profonde confiance en la divine Providence.

Il exhorte à ne pas contraindre le converti à se conformer à un modèle spécifique. Chaque converti doit être accompagné individuellement. Newman insiste sur le fait que chaque conversion est différente : le temps et le mode de préparation, les arguments et les motifs décisifs sont différents.

« Certains se convertissent simplement en entrant dans une église catholique ; d’autres, en lisant un livre ; d’autres, par une doctrine. Ils sentent le poids de leurs péchés et ils se rendent compte que la religion doit venir de Dieu qui, Lui seul, a les moyens de les pardonner. Ou bien ils sont touchés et surpassés par l’évidente sainteté, la beauté et (dirais-je) la splendeur de la Religion catholique. Ou bien ils désirent ardemment un guide au milieu des conflits de langage ; et la doctrine même de l’Église sur la foi, que plusieurs ont tant de misère à admettre, est pour eux une certitude. D’autres encore entendent beaucoup d’objections contre l’Église, et ils poursuivent l’entière discussion de tous côtés… ».[44]

Quiconque accompagne un futur converti doit se mettre, avec lui et pour lui, au service de Dieu dans une attitude de foi et d’esprit de discernement.

Quiconque veut faire partie de l’Église doit faire preuve d’humilité. Newman écarte la possibilité d’être reçu « ad experimentum ». Si quelqu’un ne se présente qu’en attitude de soumission à l’Église, il vaut mieux attendre. Personne ne doit se joindre à l’Église pour la critiquer, mais pour recevoir et écouter.

Newman nous avertit que « la chance de la conversion » peut être vite perdue.[45] Dans ses lettres pastorales, il est souvent rempli d’inquiétude en pensant que l’un ou l’autre laisse passer le jour de la conversion, qui est « un jour de salut ».[46] Newman ne nie pas le fait que l’on peut trouver le salut en dehors de l’Église catholique. « La grâce rédemptrice existe également en dehors de l’Église catholique – cependant, pas pour ceux qui ne se trouvent pas dans l’ignorance invincible et qui sont de bonne foi. Beaucoup d’âmes sont sauvées, même si elles n’appartiennent pas au corps visible. »[47]

Cependant si Dieu appelle quelqu’un à abandonner son Église, ayant reçu, avec l’appel, la grâce de l’examen de la vie intérieure, de la conscience, il doit alors se soumettre avec foi à la volonté divine. « Il est tout-à-fait vrai que, si quelqu’un est convaincu qu’il n’est pas membre de l’Église et que celle-ci est la communauté de Rome, alors il est immédiatement tenu de lui faire soumission et de demander à y être admis. »[48] Personne ne peut refuser l’appel à la conversion ; même sans péché, il risquerait de perdre le salut éternel.[49]

3. Objections à la conversion

Pour Newman, la vie se réalise dans la zone conflictuelle entre la force attirante de la grâce de Dieu et les tentations séductrices de Satan. Ainsi, avant chaque conversion, il y a cette lutte dramatique entre la lumière et les ténèbres, entre l’agir selon la volonté de Dieu ou l’agir selon celle de la personne. Newman parle donc de la « suggestion de l’ennemi qui veut vous retenir »[50] ; il connaît les « tentations que l’Esprit malin met sur notre route »[51], au moment même où le converti doit faire le pas décisif. Des raisons qui pourraient empêcher une conversion, peuvent aussi venir de l’extérieur. Par exemple, le fait que le converti cause une grande souffrance aux membres de sa famille. « Vous dites que cette démarche fera de la peine à votre famille ! C’est là – hélas ! – l’épreuve par laquelle il nous faut tous passer … Mais Dieu vous soutiendra en toute épreuve qu’Il vous imposera … .»[52]

Un autre obstacle peut être le fait que l’élément humain, faible, obscurcisse la dimension divine et la rejette à l’arrière-plan. Mais cet argument ne peut cependant pas être une raison de ne pas faire le pas vers une conversion. « Je concède l’existence de ce déluge de mal qui vous scandalise dans l’Église visible. Mais, pour moi, s’il affectait ma foi à l’origine divine de la doctrine catholique, il affecterait aussi ma foi dans l’existence d’un Dieu personnel et souverain. La question décisive pour moi n’est pas ce qui est mal dans l’Église, mais ce qu’elle a suscité de bien et ce qu’elle a concrètement accompli.»[53]

Mais les obstacles qui viennent de l’intérieur peuvent être encore plus opprimants que ceux de l’extérieur. Les doutes affaiblissent avant tout la force de volonté requise pour la conversion. Newman fait la distinction entre deux sortes de doutes. On trouve, d’une part, les doutes intellectuels. Ils peuvent ébranler la conviction de l’origine divine de l’Église. De tels doutes peuvent être surmontés par l’étude et la recherche continuelle, par la prière et la conversion morale. Celui qui suit fidèlement et fermement ce chemin, arrivera à la conviction et la certitude de l’autorité divine de l’Église. Alors que les doutes intellectuels doivent être surmontés avant la conversion, les doutes d’ordre moral, quant à eux, ne peuvent être surmontés que par la conversion. Newman dit à propos des convertis tourmentés par les doutes d’ordre moral : « ils ne pensent pas que leurs difficultés présentes sont plus morales qu’intellectuelles : je veux dire : ils ne doutent pas de la vérité de la conclusion à laquelle ils sont arrivés, à savoir que l’Église Catholique vient bien de Dieu ; mais ils ne peuvent pas se décider devant cette vérité, ni l’admettre, ni la renier. »[54] Le dernier pas sur le chemin de la conversion n’est pas un acte de raisonnement décisif qui nous donnerait un état d’esprit agréable, mais ce pas est un acte libre basé sur la foi. Cet acte prend la forme d’un risque,[55] bien que bâti sur une conviction ferme et rendue possible avec la grâce de Dieu.[56]

Avant de faire le dernier pas, le converti pourrait être tourmenté par une incertitude à peine compréhensible, presque inexplicable et paralysante pour la raison. Cette incertitude peut être accompagnée de sentiments qui rendent la conversion presque impossible, au-delà de la force humaine. Newman dit aux fidèles qui se trouvent dans une telle situation que leurs troubles disparaîtront quand ils seront entrés dans la communion des Saints et dans l’atmosphère de la grâce et de la lumière, et qu’ils seront tellement remplis de paix et de joie qu’ils ne sauraient comment remercier Dieu suffisamment. Par la force même de leurs sentiments et la nécessité d’ouvrir le chemin aux autres, ils se mettront à convertir d’autres personnes avec un zèle qui contraste étrangement avec leur hésitation de jadis. »[57] Comme soutien pour ceux qui doivent « enlever le dernier obstacle » sur le chemin de la conversion, surtout pour ceux qui sont plongés dans des sentiments d’anxiété et d’indécision, Newman recommande alors l’expérience de ceux qui ont éprouvé avant eux les mêmes sentiments, mais qui, entretemps, ont trouvé une paix intérieure dans l’Église catholique. « Basez-vous sur l’expérience de ceux qui, avant vous, ont emprunté le même chemin. Ils ont eu très peur de perdre leur foi avant de faire le grand pas, mais tout cela a disparu au moment de leur conversion … »[58]

4. La mission de guider les convertis

Quand la grâce appelle des membres d’autres confessions à l’Église catholique, l’Église elle-même en reçoit une grande responsabilité. La préparation insuffisante des convertis, la réception négligente et précipitée, le zèle malhonnête et persuasif, mais aussi la dissuasion injustifiée de la conversion, sont autant de facteurs qui vont contre cette responsabilité. Accompagner les convertis exige une profonde connaissance de la vérité enseignée dans l’Église catholique de même que les arguments contre elle. Il faut l’empathie, la patience, la fermeté et d’autres vertus de direction spirituelle, ainsi que la disposition à aplanir le chemin du converti par la prière et un témoignage de foi mûri.

Personne ne peut s’abstenir de prendre une décision ou être poussé à la prendre. Newman écrit dans une lettre pastorale : « Je vous dis tout ceci pour vous faire comprendre pourquoi, malgré mon grand désir, je ne puis prendre de décision pour vous. Bien sûr, je souhaite votre conversion maintenant ; mais pour ce qui est de votre devoir, je puis simplement dire qu’en certains cas, je serais d’accord avec un père pressant son fils de retarder son entrée dans l’Église, et, dans un autre cas, ce serait le contraire. »[59]

L’aspirant converti et celui qui l’accompagne sur le chemin de la conversion devraient se présenter ensemble devant Dieu, prêts et ouverts à reconnaître et à faire la volonté de Dieu, à créer les conditions préalables nécessaires, sans brusquer le « kairos » de la conversion, ni omettre de le saisir.

Comme Catholique, Newman est passé par des épreuves douloureuses. Ayant quitté sa chère Église anglicane, il s’est ensuite trouvé en présence de divers phénomènes d’immaturité spirituelle dans l’Église catholique. Il décrit l’Église catholique comme suit: « Je conviens qu’il (l’enseignement de l’Église) n’a pas fait autant de bien qu’il l’aurait pu. Je conviens que, dans la manière humaine dont on le pratique, il puisse avec justice mériter la critique ou la culpabilité. Mais ce que je maintiens, c’est qu’il a fait un bien incalculable, qu’il a fait un bien d’une nature particulière, plus qu’aucune autre organisation historique, plus qu’aucun autre enseignement, ou culte … [60]

Newman s’est donc appliqué avec zèle à renouveler l’Église de l’intérieur, à rehausser son rayonnement surnaturel et spirituel afin de lui donner l’habilité et le pouvoir de recevoir des convertis. « Mon premier but n’était pas les conversions, mais plutôt l’instruction des Catholiques. Et j’ai tellement insisté sur cette dernière que, même jusqu’à présent, le monde en revient toujours à dire que je conseille aux Protestants de ne pas se faire Catholiques. Et une fois que j’ai donné mon véritable point de vue, je crains de convertir trop vite des hommes instruits, sans qu’ils n’en considèrent le prix, et trouveraient des difficultés une fois devenus Catholiques. Je suis toujours de l’idée que l’Église doit être bien préparée pour accueillir les convertis et que les convertis doivent être bien préparés pour entrer dans l’Église. »[61] Newman désapprouve une opinion largement admise dans l’Église de son temps comme quoi « partout pour les Catholiques, faire des convertis, c’est faire quelque chose ; et ne pas en faire, c’est ne rien faire »[62]

Avec une vision prophétique, Newman soutenait un « œcuménisme spirituel », tel que défini par le Deuxième Concile du Vatican, ce qui demande un solide renouveau de tout le peuple de Dieu.

Newman met énergiquement en garde contre le danger de n’accompagner les convertis que jusqu’à leur conversion, et les laisser ensuite seuls pendant l’étape délicate de la familiarisation avec le mode de vie catholique et ses rites et formes d’expression religieuse. C’est une offense contre la charité. « Il y en a qui ne cherchent que les conversions et qui, ensuite, laissent les pauvres convertis se débrouiller tout seuls, dans la mesure où ils connaissent leur religion. L’autre but, si important, est ce que j’appelle la mise à niveau. Si nous devons convertir les âmes pour les sauver, il leur faut la préparation de cœur qui convient… »[63]

Newman peut nous enseigner comment nous approcher de nos frères chrétiens séparés par amour pour eux. Une citation tirée d’une lettre à John Keble, son ami spirituel et son ancien compagnon dans le Mouvement d’Oxford, pourrait servir d’exemple. « Quand je pense à vous, c’est toujours avec respect et amour. Il n’y a rien que j’aime plus que vous… et beaucoup d’autres que je pourrais nommer, à part Celui que je dois aimer plus que tout et d’un amour suprême. Lui, qui compense surabondamment toutes pertes, puisse-t-il me donner Sa Présence – et je ne manquerai de rien et ne désirerai rien. Il n’y a que Lui à pouvoir compenser la perte de ces visages autrefois familiers, et qui ne cessent de me hanter. »[64]

L’engagement de Newman pour les convertis est caractérisé par son respect pour l’état de conscience de chaque individu et par sa disposition à s’approcher de tous en tant que conseiller. Tout en ne s’éloignant pas des principes dogmatiques, son principal souci est de rechercher la Vérité. Et en même temps, il embrasse les convertis avec cordialité et dignité chrétiennes, ce qui facilite leur entrée dans l’Église.

Il disait dans un de ses sermons anglicans : « …c’est une aussi grande faute d’agir sans être appelé que d’y refuser. » [65] Ce défi de la vie chrétienne s’applique également à la conversion, et a été la caractéristique de son engagement pour les convertis.

Une dernière citation de Newman pourrait illustrer son attitude envers le dialogue œcuménique, complémentaire à son point de vue de la conversion. Il demande un dialogue sans compromis pour ce qui regarde la vérité, sans cacher ni éviter les différences actuelles. Cela ne devrait pourtant pas se faire sans les vertus de patience, de charité et de reconnaissance de tout le bien réalisé par Dieu dans beaucoup de cœurs. « Je pourrais penser, et, de fait, je le pense, que j’ai raison et que ceux qui sont en désaccord avec moi ont tort – mais cela n’améliore pas pour nous la situation de cacher nos différences mutuelles – et il n’y a rien de plus inconcevable, comme aussi de plus invraisemblable, que les compromis et les entendements. Il est vrai que ces divergences, imaginaires ou seulement verbales, existent vraiment entre des personnes religieuses – mais ce ne sont pas les divergences qui existent entre les Catholiques et leurs adversaires. Ce serait beaucoup mieux qu’elles n’existent pas – et ce serait encore mieux de les avouer clairement, mais dans la charité. » [66]


[1] H.J. COLERIDGE: A Father of Souls, the Month, 70 (1890), p. 161.

[2] J. H. Newman, Apologia Pro Vita Sua (= Apo.), London: Longmans, Green and Co., 1888, p. 4.

[3] Thomas Scott, Force of truth, cité par Newman en Apo. p. 5.

[4] Cfr. John Henry Newman, Autobiographical Writings (=AW), London and New York : Sheed and Ward, 1956, p. 169.

[5] AW, p. 202f (accentué par Newman).

[6] Un peu avant sa conversion, Newman décrit le processus de la conquête progressive de la Vérité comme suit : « Il y a donc une vérité ; il n’y a qu’une vérité ; … La recherche de la vérité n’est pas pour la satisfaction de la curiosité; sa conquête n’a rien de l’excitation d’une découverte ; l’esprit n’est pas au-dessus de la vérité, il doit s’y soumettre, non disserter sur elle, mais la respecter ; le vrai et le faux nous sont présentés pour nous éprouver le cœur ; notre choix entre eux est un redoutable tirage au sort, où les dés indiquent ‘salut’ ou ‘rejet’ ; ‘il est avant tout nécessaire de garder la foi catholique’. Celui qui veut être sauvé doit penser ainsi et pas autrement. Voilà le principe dogmatique, un principe fort. » (John Henry Newman, An Essay, on the Development of Christian Doctrine (1845), Westminster, MD : Christian Classics, Inc., 1968, p. 357.

[7] John Henry Newman, Parochial and Plain Sermons (=PPS) 8 vols., Westminster, MD : Christian Classics, Inc., 1966, VIII, p. 113.

[8] PPS I, p. 227.

[9] J. H. Newman, Discourses Addressed to Mixed Congregations (Mix), Westminster, MD : Christian Classics, Inc., 1966, p. 223.

[10] Apo., p. 7.

[11] Apo., p. 4.

[12] AW, p. 201.

[13] Cf. Francis William Newman, Phases of Faith, cité par W. Becker, Newman und die Kirche, Newman Studien I, (édité par H. Fries and W. Becker), Nürnberg: Glock und Lutz, 1948, p. 238.

[14] J. H. Newman, Certain Difficulties felt by Anglicans in Catholic Teaching (Diff.), Westminster, MD : Christian Classics, Inc., 1969, II, p. 24.

[15] Apo., p. 25.

[16] Ch. St. Dessain, John Henry Newman, Oxford : Oxford University Press, 1980, p. 15.

[17] PPS VI, p. 102.

[18] Apo., p. 118.

[19] Apo., p. 147.

[20] Apo., p. 234.

[21] Apo., p. 231 (accentué par Newman).

[22] Cf. The Letters and Diaries of John Henry Newman (=LD) édités à Birmingham Oratory par I. Ker et Th. Gornall (Vols. I-VI), Oxford: Clarendon Press, 1978-1984, et Ch. St. Dessain (Vols XI-XXXI), London: Thomas Nelson and Sons Ltd., 1961-1977, XIII, p. 371.

[23] Cf. Apo., pp. 227-233.

[24] Cf. Apo., p. 228.

[25] Cf. Apo., p. 233.

[26] Apo., p. 229.

[27] Cf. LD XIV, pp. 38s.

[28] Cf. LD XXV, p. 353.

[29] L’intense lutte intérieure, qui a précédé sa réception, sert de fond d’un sermon où il traite largement de la question de la conversion : « Et oh, quelle grâce, si nous pouvions jeter un regard en arrière au moment de l’épreuve, quand les amis imploraient et les ennemis se moquaient, et dire : ‘Quelle misère j’aurais eue si je n’avais pas poursuivi, si j’avais hésité quand le Christ appelle ! Oh, la confusion complète de l’esprit, le naufrage de la foi et du jugement, l’obscurité et le vide, le morne scepticisme, le découragement, tout cela aurait été mon sort, l’assurance des ténèbres extérieures à venir, si j’avais eu la crainte de Le suivre ! J’ai perdu des amis, j’ai perdu le monde, mais je l’ai gagné… » (Mix., pp. 236-237).

[30] H.P. Liddon, Life of Edward Bouverie Pusey, London : Longmans, Green, and Co., 1893, II p. 461.

[31] LD XXXI, p. 189.

[32] J. H. Newman, An Essay in Aid of a Grammar of Assent (GA), Westminster, MD : Christian Classics, Inc., 1973, p. 115.

[33] GA, p. 189.

[34] Pendant son séjour à Rome, durant les années 1846-1847, Newman a visité l’Abbaye Bénédictine du Mont Cassin et il a écrit dans le livre des visiteurs : « O Sancti Montis Cassine sis unde Anglia nostra olim saluberrimos Catholicae doctrinae rivos hausit, orate pro nobis jam haerest in pristinum virgorem expergescentibus » (LD XII, p. 111, n. 3).

[35] J. H. Newman, Discussions and Arguments on Various Subjects, London : Longmans, Green, and Co., 1888, p. 200.

[36] Cf. LD XIII, p. 371.

[37] Cf. LD XXVII, p. 110.

[38] J. H. Newman, Sermons Preached on Various Occasions, Westminster, MD: Christian Classics, Inc., 1968, p. 56.

[39] LD XXV, p. 13.

[40] Mix., p. 233.

[41] Cf. LD XXII, p. 209.

[42] Cf. Appel aux fidèles Anglicans, Mix., p. 213.

[43] Mix., p. 213.

[44] Mix., pp. 233f.

[45] Cf. Mix., p. 235.

[46] Cf LD XXVIII, p. 413; LD XXVIII, p. 332.

[47] LD XXVIII, p. 129 (accentué par Newman).

[48] LD XXVII, p. 58.

[49] Cf. LD XI, p. 71; XXIII, p. 347.

[50] Mix., p. 232.

[51] Mix., p. 235.

[52] LD XI, p. 71.

[53] LD XXVII, p. 261.

[54] Mix., p. 187.

[55] Cf. LD XII, p. 168; LD XXVIII, p. 332.

[56] „ Combien nous devrions remercier le Dieu tout-puissant, mes chers Frères, Lui qui nous a faits tels que nous sommes! C’est une question de grâce. Il y a certainement beaucoup d’arguments évidents pour nous convaincre de nous unir à l’Église catholique, mais elles ne contraignent pas notre volonté. « 

[57] Mix., p. 187.

[58] Mix., p. 232f.

[59] LD XXXI, p. 108.

[60] LD XXVII, p. 283.

[61] AW, p. 258.

[62] AW, p. 258.

[63] LD XXV, p. 3.

[64] LD XX, p. 503.

[65] J. H. Newman, Sermons Bearing on Subjects of the Day, Westminster, MD: Christian Classics, Inc., 1968, p. 124.

[66] LD XXVI, p. 234.