L’humiliation du Fils éternel

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PPS III, 12, 8 mars 1835

« C’est lui qui, aux jours de sa chair, ayant présenté, avec une violente clameur et des larmes, des implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé en raison de sa piété, tout Fils qu’il était, apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance » (He 5,7-8).

Le plus grand mystère de notre sainte foi tel qu’il est décrit dans ce passage de l’Écriture, c’est l’humiliation du Fils de Dieu affronté à la tentation et à la souffrance. En vérité c’est un mystère plus boulever­sant encore que celui qu’implique la doctrine de la Trinité. Je dis bien plus bouleversant et non plus grand – car il est impossible de mesurer le plus et le moins dans des sujets totalement incompréhensibles et relevant de la sphère du divin – mais c’est un mystère qui contient plus d’éléments propres à dérouter et à subjuguer notre intelligence. Quand on nous présente le mystère de la Trinité, nous voyons bien qu’il dépasse absolument notre raison, mais en même temps il n’y a rien d’étonnant à ce que le langage humain soit incapable d’exprimer, et l’intelligence humaine de recevoir, des vérités touchant l’essence infinie et incommunicable du Dieu tout-puissant. Mais le mystère de l’Incarnation touche pour une part à des sujets plus à la portée de notre raison : il réside non seulement dans le fait de savoir comment Dieu et l’homme sont un seul Christ, mais dans le fait même qu’il en soit ainsi. Tout ce que nous croyons savoir de Dieu, c’est qu’il est totalement exempt d’imperfections et de faiblesses ; or il nous est dit que le Fils éternel a pris en lui-même une nature créée qui désormais lui est autant unie, lui appartient autant que les attributs et pouvoirs divins qu’il a depuis toujours. Le mystère réside autant dans ce que nous croyons savoir que dans ce que nous ignorons. Réfléchissez, par exemple, au langage du texte. Le Fils de Dieu qui « partageait la gloire avec son Père » de toute éternité apparut à un moment donné revêtu de la chair humaine, offrant au Père prières et supplications, avec des cris et des larmes, et pratiquant l’obéissance jusque dans la souffrance ! N’allez pas croire, en m’entendant parler comme je le fais, que je veuille vous présenter cette doctrine comme des paroles dures à entendre, comme une pierre d’achoppement, ou comme le joug des esclaves auquel vous devriez bon gré mal gré vous soumettre. Éloignons de nos esprits toute idée de présenter sous une forme aussi dénuée de gratitude un dessein de la Providence qui nous a procuré le salut ! Ceux qui voient dans la croix du Christ l’expiation du péché ne peuvent que la glorifier, et son mystère ne peut que les amener à la glorifier davantage encore. Ils s’en glorifient devant les hommes et les anges, devant un monde incrédule et devant les esprits déchus ; sans trouble sur leur visage, mais avec une hardiesse empreinte de respect ils confessent ce miracle de la grâce, en font un article chéri de leur Credo, bien qu’il ne leur attire que le mépris et la dérision des orgueilleux et des impies.

Et tout comme la doctrine de l’humiliation de notre Seigneur est très mystérieuse, de même est mystérieuse aussi la surface même du récit où elle se trouve consignée, car elle suscite l’étonnement et nous convainc de notre ignorance réelle de la nature, de la manière et des causes de cette humiliation. Prenez, par exemple, la tentation du Christ. Pourquoi fallait-il qu’il la subît, vu que c’est à sa mort que nous devons notre rédemption, et non à sa tentation ? Pourquoi dura-t-elle si longtemps ? Que se passa-t-il durant tout ce temps ? Dans quel but précis Satan le tentait-il ? Comment Satan en vint-il à exercer sur lui un pouvoir tel qu’il lui permît de le transporter d’un lieu à l’autre ? Et quel fut le résultat précis de la tentation ? Ces questions et bien d’autres encore ne trouvent aucune réponse satisfaisante. Il y a aussi quelque chose de remarquable dans la durée de cette tentation, car c’est la même durée que celle des longs jeûnes de Moïse et d’Élie, et du propre séjour de Jésus sur la terre après sa résurrection. Là encore un mystère semblable est jeté sur la dernière période de sa mission terrestre. Il était alors à l’œuvre d’une manière dont nous ignorons tout, si ce n’est qu’il apparaissait de temps à autre à ses apôtres. Nous en savons encore moins sur les quarante jours de sa tentation, si ce n’est qu’« il ne mangea rien » et qu’« il était avec les bêtes sauvages »[1].

Il y a aussi quelque chose de mystérieux dans le lien qui apparaît entre sa tentation et la descente de l’Esprit saint lors de son baptême. Après que la voix venue du ciel eut proclamé : « Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur », c’est aussitôt, comme le dit saint Marc, que « l’Esprit le pouss[a] au désert. » Comme s’il y avait, dépassant ce qu’en peut comprendre notre entendement, un lien entre son baptême et sa tentation, la première action de l’Esprit saint est de le « pousser » (quel que soit le sens que l’on puisse donner à ce mot) immédiatement au désert. Remarquez aussi que ce sont les termes mêmes de cette solennelle identification : « Tu es mon Fils bien-aimé » que le démon reprend pour l’induire en tentation : « Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains[2] ». Et cependant nous ne pouvons même pas conjecturer ce que furent ses pensées et ses intentions. Tout ce que nous voyons c’est apparemment une répétition de la tentation d’Adam dans la personne du « deuxième homme ».

Ce sont des questions similaires qu’on pourrait poser sur sa descente aux enfers : elles ne trouveraient pas davantage une réponse, vu la connaissance limitée qui est la nôtre ici-bas de la nature et des moyens de l’économie divine.

Si je rapproche ces diverses questions, c’est pour vous faire saisir l’abîme de notre ignorance concernant l’ensemble du sujet que nous étudions. Le don de la miséricorde nous est révélé par le grand et bienheureux aboutissement qu’est notre rédemption, et par un ou deux autres épisodes décisifs. Il conviendrait de nous arrêter sur tous ces points pour les développer consciencieusement, dans un esprit de gratitude, mais en nous rappelant constamment qu’après tout, en ce qui concerne le don divin lui-même, il ne nous est donné de recevoir en tout et pour tout qu’une ou deux indications partielles révélant le grand œuvre divin. C’est notre devoir de développer ces points-là, même s’ils sont partiels et en petit nombre, sans dédaigner ce qui nous est offert sous prétexte que ce n’est pas tout (à la manière du serviteur qui enfouit le talent de son maître) mais en y ajoutant tout l’accroissement possible. Et comme c’est une grave menace aujourd’hui que l’étroitesse d’esprit de ce serviteur paresseux, pour notre époque où se combinent d’étrange manière la conviction de tout savoir et l’affirma­tion qu’il n’y a rien à savoir concernant l’Incarnation, je propose à présent, avec la grâce de Dieu, de vous présenter la doctrine scripturaire concernant l’Incarnation, telle que l’a toujours reçue l’Eglise catholique, et de faire fructifier le talent qui nous a été confié afin qu’à son retour notre Seigneur reçoive le centuple de ses propres dons.

Nous souvenant donc que nous ne savons véritablement rien des voies ni des fins ultimes de l’humiliation du Fils éternel, notre Seigneur et Sauveur, considérons ce qu’a été cette humiliation elle-même.

Le texte dit : « tout Fils qu’il était ». Or sous ces mots « Fils de Dieu » est sous-entendu beaucoup plus qu’il n’y paraît de prime abord. Bien des hommes glanent çà et là des bribes de connaissances religieuses : ils entendent une chose à l’église, en voient une autre dans le Prayer Book, en acquièrent d’autres encore auprès des gens pieux ou dans le monde. Et c’est ainsi qu’ils en viennent à posséder un vocabulaire et des formules sacrés sans toutefois savoir grand-chose à leur sujet. Ils les interprètent, selon les circonstances, d’après les opinions diverses et contradictoires qu’ils ont rencontrées, ou bien ils les revêtent du sens qui leur est propre, c’est-à-dire le sens qui naît immanquablement d’esprits inéduqués, pour ne pas dire irrévérencieux et charnels. Comment peut-on espérer être capable de discerner et d’appréhender le sens véritable et le langage des Ecritures si on ne les a jamais abordées par l’étude, et si on ne s’est jamais mis au service de leur auteur divin en le priant de nous accorder le don de la sagesse ? C’est par la méditation permanente du texte sacré, par la mise en application diligente des enseignements de l’Eglise, qu’on arrive à comprendre ce que sont les enseignements de l’Evangile. Mais, soyons-en sûrs, si toute la connaissance que l’on a provient d’une phrase glanée ici, d’un argument entendu là, alors, serait-on même des plus orthodoxes dans les termes employés, on n’a en fait qu’une collection de formules que l’on revêt non pas du sens véritable mais du sens qu’on y met. Et il suffit d’un peu de réflexion pour voir de quel sens pauvre et indigne, ou plutôt de quel sens erroné, l’« homme naturel » revêt « les choses de l’Esprit de Dieu ». Ce qui m’a amené à dire cela, c’est l’utilisation que j’ai faite de l’expression « le Fils de Dieu » qui, j’en ai bien peur, ne fait naître dans un grand nombre d’esprits que peu ou pas d’idées, peu ou rien qui relève d’une haute et sublime conception religieuse. Nous avons peut-être une notion vague et générale du fait qu’elle signifie quelque chose de surnaturel et d’extraordinaire. Et nous savons que nous aussi nous sommes en un sens appelés fils de Dieu dans l’Ecriture. Peut-être avons-nous aussi entendu dire (et même si nous n’en gardons aucun souvenir, la formule aura peut-être laissé sa marque) que les anges sont fils de Dieu. En conséquence tout ce que nous retenons de ce titre appliqué à notre Seigneur se limite à dire qu’il est venu de Dieu, qu’il était le Fils bien-aimé de Dieu, et qu’il est beaucoup plus qu’un homme ordinaire. C’est là au mieux tout ce que ces mots suggèrent à beaucoup d’hommes ; les plus nombreux d’entre eux se contentant de les rapporter à sa seule nature humaine. Dans quel état d’esprit différent se trouve celui qui a été dûment initié aux mystères du royaume des deux ! Quelle différence avec l’esprit des premiers chrétiens : leur accueil de la Bonne Nouvelle était si vif et si vigoureux qu’ils voyaient dans ce titre « le Fils de Dieu » toute la gloire en plénitude, et toute la saveur de la doctrine évangélique ! C’est lorsque les cœurs se refroidi rent avec le temps et que l’incrédulité grandit que, comme de nos jours, des explications publiques devinrent nécessaires pour ces mots simples et sacrés ; mais les premiers chrétiens n’en avaient nullement besoin. Ils sentaient qu’en disant du Christ qu’il est le Fils de Dieu ils attestaient mille vérités salutaires et merveilleuses qu’ils ne pouvaient certes comprendre, mais qui pouvaient leur assurer le gain de la vie et leur permettre de braver la mort.

Quel sens faut-il donc donner à « Fils de Dieu » ? Ces mots signifient que notre Seigneur est le Fils même, ou encore le vrai Fils de Dieu, c’est-à-dire son Fils par nature. Pour nous, ce n’est qu’un nom que nous avons acquis – c’est par adoption que nous sommes fils -mais notre Seigneur et Sauveur est le Fils de Dieu réellement et par naissance, et il est le seul à l’être. C’est pourquoi l’Écriture l’appelle « Fils unique ». « C’est une connaissance qui nous dépasse. » Pourtant, si élevée soit-elle, c’est de la bouche même de ce Fils que nous apprenons que Dieu n’est pas solitaire, si nous osons parler ainsi, mais que dans son essence indicible, dans la perfection de sa nature éternelle une et indivisible, son Fils bien-aimé, le Verbe, existe de tout temps avec lui, et qu’étant son Fils, il participe de toute la plénitude de sa divinité. « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu[3]. » Ainsi donc, quand les premiers chrétiens utilisaient le titre de « Fils de Dieu », ils signifiaient, suivant en cela l’usage des Apôtres lorsqu’ils utilisent ces mots dans l’Écriture, tout ce que nous voulons exprimer dans le Credo lorsque, pour expliquer notre foi, nous confessons qu’il est « Dieu né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu ». Car étant le Fils de Dieu, il est nécessairement tout ce qu’est Dieu : toute sainteté, toute sagesse, toute puissance, toute bonté, Dieu éternel et infini. Pourtant, puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu, il doit être en même temps non séparé de Dieu, mais de toute éternité ne faire qu’un avec lui et en lui, un indivisiblement ; de sorte qu’il serait aussi vain de dire de lui qu’il est séparé par essence de son Père que de dire que notre raison, notre intelligence ou notre volonté sont distinctes de notre esprit ; ce serait tout aussi injurieux et téméraire de refuser au Père son Fils unique le Verbe, en qui il a de tous temps mis sa complaisance, que de nier sa sagesse, sa bonté ou sa puissance, qui de toute éternité ont toujours été en lui et avec lui.

Le texte continue ainsi : « tout Fils qu’il était, [il] apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance ». C’est au serviteur qu’appartient l’obéissance, mais l’accord, la conformité des esprits et des œuvres sont les caractéristiques d’un fils. Dans son union éternelle avec Dieu il n’existait aucune distinction dans la volonté et l’action entre lui et son Père. Tout comme la vie du Père était la vie du Fils, et la gloire du Père celle aussi du Fils, de même le Fils était le verbe et la sagesse mêmes du Père, sa puissance et son collaborateur en toutes choses, à la fois identique et non identique à lui-même. Mais aux jours de sa vie terrestre, lorsqu’il s’humilia jusqu’à revêtir « la forme d’un serviteur », assumant une volonté propre et une œuvre propre, le labeur et les souffrances qui sont le lot d’une créature, alors ce qui était pure collaboration devint obéissance. C’est donc dans ce changement que réside toute la force de ces mots : « tout Fils qu’il était, il apprit l’ obéissance ». Il assuma une nature inférieure, et c’est dans cette nature qu’il travailla à accomplir une volonté supérieure et plus parfaite qu’une volonté d’homme. En outre « il apprit l’obéissance dans la souffrance » et par conséquent au milieu des tentations, sa mystérieuse agonie aux prises avec la tentation est décrite dans la première partie du texte, qui déclare qu’« aux jours de sa chair » il avait « présenté, avec une violente clameur et des larmes, des implora­tions et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé en raison de sa piété… » Ou, selon les termes du chapitre précédent, il fut « éprouvé en tout, d’une manière semblable [à nous], à l’exception du péché [4] ».

Mon seul propos ici est de vous présenter la sainte vérité, et non pas le comment et le pourquoi ou les résultats de cette vérité. Considérons donc avec révérence ce qu’elle implique. « Le Verbe s’est fait chair » : ce qui veut dire qu’il ne choisit pas un homme particulier déjà existant pour venir résider en lui (ce qui ne rendrait en aucune manière compte de la force des termes, d’autant qu’il condescend à demeurer continuel­lement en tous ses élus par son Esprit) mais qu’il devint ce qu’il n’était pas jusqu’alors, qu’il intégra à son essence infinie la nature humaine dans sa totalité, en créant une âme et un corps et en se les appropriant au moment de leur création, de sorte qu’ils ne furent jamais autres que siens, qu’ils n’eurent jamais d’existence par eux-mêmes si ce n’est en lui, puisque, pour employer des termes défectueux, ils sont sa propriété ou ses attributs aussi réellement que sa divine bonté, sa filiation éternelle ou sa parfaite ressemblance au Père. En ajoutant une nouvelle nature à la sienne, il ne cessa en aucune manière d’être ce qu’il était auparavant. Comment cela fut-il possible ? Tout le temps qu’il passa sur terre, à sa conception, à sa naissance, lorsqu’il fut tenté, sur la croix, au tombeau et maintenant à la droite de Dieu, pendant tout ce temps-là, il était le Verbe éternel et immuable, le Fils de Dieu. La chair qu’il assuma n’était que l’instrument par lequel il agit pour nous et envers nous. De même qu’il agit dans la création par sa sagesse et sa puissance, qu’il agit envers les anges par son amour, et envers les démons par sa colère, de même a-t-il agi pour notre rédemption par notre propre nature que, dans sa grande miséricorde, il s’est attachée, tel un attribut, de manière simple, absolue, indissociable. On comprend que saint Paul – qui en certains passages parle de l’amour de Dieu et de la sainteté de Dieu – puisse parler expressément à un endroit du « Sang de Dieu », si j’ose me permettre de tirer ces mots de leur contexte sacré. Cela « afin de paître l’Église de Dieu, dit-il aux anciens d’Éphèse, qu’il s’est acquise par le sang de son propre fils [5]». En conséquence, tout ce que notre Seigneur a dit et fait sur terre était strictement et littéralement parole et action de Dieu lui-même. Tout comme nous parlons de voir nos amis, – même si nous ne voyons pas leur âme mais uniquement leur corps -, de même les Apôtres, les disciples, les prêtres et les pharisiens, la multitude, tous ceux qui ont vu le Christ en personne, ont vu, comme toute la terre le verra au dernier jour, le Fils, véritable et éternel, de Dieu.

C’est donc ainsi que doivent se comprendre ses souffrances, sa tentation, son obéissance, non pas comme s’il cessait d’être ce qu’il était de toute éternité, mais comme si, ayant revêtu une nature créée, il en faisait l’instrument de son humiliation : c’est en elle qu’il agit, c’est par elle qu’il obéit et souffrit. Ne voyons-nous pas chez les humains des circonstances particulières faire sortir de lui-même l’un des nôtres en sorte que ce même homme agit comme si son moi habituel avait cessé d’exister, et si, en cette circonstance, il possédait des sentiments nouveaux, une sensibilité et des facultés nouvelles, supérieures ou inférieures à celles du passé ? Loin de moi l’idée d’établir un parallèle entre l’incarnation du Verbe éternel et ce changement fortuit ! Si j’en fais mention, ce n’est pas pour expliquer un mystère (ce dont j’ai d’emblée écarté l’idée), mais pour faciliter votre conception de celui qui est le sujet de ce mystère, pour vous aider à contempler celui qui est conjointement Dieu et homme ; qui ne cessait pas d’être le Fils de Dieu lors même qu’il avait assumé une nature inférieure à la perfection qui est la sienne par origine. Cette Puissance éternelle qui jusqu’alors avait pensé et agi en tant que Dieu, commença à penser et à agir en tant qu’homme, avec toutes les facultés, les affections et les imperfections humaines, à l’exception du péché. Avant de venir sur terre, il se situait infiniment au-dessus de toute joie et peine, de toute peur et colère, de toute souffrance et pesanteur : mais par la suite toutes ces facultés et bien d’autres encore furent siennes, aussi pleinement qu’elles sont nôtres. Avant de venir sur terre il n’avait que les perfections de Dieu, mais par la suite il connut aussi les vertus de la créature telles la foi, la douceur, l’abnéga­tion. Avant de venir sur terre, il ne pouvait éprouver la tentation du mal, mais par la suite, il eut un cœur humain, des larmes humaines, des besoins et des infirmités d’homme. Mais sa nature divine pénétrait son humanité à ce point que chacune de ses actions et de ses paroles d’homme avait saveur d’éternité et d’infini. En contrepartie, dès qu’il naquit de la Vierge Marie, il éprouva la peur naturelle du danger, chercha naturellement à éviter la souffrance, même s’il était toujours sous l’influence primordiale de l’Essence éternelle et sainte qui était en lui. Nous lisons par exemple qu’en une occasion il pria pour que la coupe s’éloigne de lui ; et qu’en une autre, lorsque Pierre manifesta son étonnement devant la perspective de sa crucifixion, il le réprimanda brutalement, comme si Pierre voulait le tenter, le pousser à murmurer et à désobéir.

Il possédait donc une double série d’attributs, à la fois divins et humains. Il restait tout-puissant, mais sous la forme du serviteur ; il restait omniscient, mais apparemment dans l’ignorance ; bien qu’exposé à la tentation, il en restait incapable ; et si quelqu’un voit là une pierre d’achoppement non seulement à cause du mystère mais parce qu’il trouve dans la forme même du langage une contradiction dans les termes, j’aimerais qu’il réfléchisse sur les bizarreries de la nature humaine elle-même auxquelles je viens de faire allusion. Qu’il considère sa propre condition mentale et voie à quel point elle présente des contradictions. Qu’il réfléchisse à cette faculté qu’est la mémoire et cherche à déterminer s’il connaît ou non une chose qu’il ne peut se Appeler, ou plutôt qu’il voie si l’on ne peut dire de lui, de lui qui est fine seule et même personne, qu’en un sens il connaît cette chose, mais que dans un autre sens il ne la connaît pas. Peut-être cela servira-t-il à apaiser son imagination si elle s’alarme devant le mystère. Ou bien ‘il considère l’état d’un petit enfant qui, semble-t-il, reste pendant s mois dépourvu d’une âme, qui semble n’être doté que des sens et des fonctions de la vie animale, et qui pourtant, nous le savons, a une âme, et une âme susceptible d’être régénérée. Quoi en fait de plus mystérieux que le baptême d’un jeune enfant ? Quelle chose étrange, même si c’est un spectacle émouvant, quelle source de méditation s’ouvre à nous tandis que nous contemplons ce qui semble si impuis­sant, si dépourvu de raison, en sachant qu’à ce moment précis cet être est doté d’une âme si pleinement constituée qu’il peut être aussi bien enfant de la colère que créature (Dieu soit béni) capable d’une naissance par l’Esprit ! Qui peut dire – il faudrait que nous ayions des yeux pour voir -, dans quel état est l’âme de ce petit enfant ? Qui peut dire qu’elle ne soit pas, dans quelque sphère inconnue, en possession de ses facultés de raison et de volonté, sans qu’il y ait le moins du monde incompatibilité avec la réalité de son insensibilité au monde extérieur? Qui peut dire que nous n’avons pas, tous autant que nous sommes, ou du moins tous ceux qui vivent dans la foi au Christ, quelque existence étrange mais inconsciente en présence de Dieu pendant tout le temps de notre vie terrestre, voyant ce que nous ne savons pas que nous voyons, faisant l’objet d’impressions sans avoir le pouvoir de réflexion, et cela sans qu’il faille conclure à un dédoublement du moi, mais en constatant en nous un accroissement, non une diminution, de la réalité concrète de notre séjour et lieu d’épreuve sur terre ? N’y a-t-il pas d’exemples avant nous d’hommes qui, comme Elisée lorsqu’il suivit Géhazi en esprit, ou comme saint Pierre lorsqu’il annonça l’arrivée des porteurs qui allaient enterrer Saphire, ou saint Paul lorsque sa présence le précédait à Corinthe [6], des hommes qui semblent se mouvoir au-delà d’eux-mêmes au cours même de cette vie terrestre ? Qui d’entre nous sait où il est « parmi les visions de la nuit » ? Et puisqu’il en est ainsi, comment pouvons-nous estimer contradictoire que le Verbe de Dieu, au temps de son séjour terrestre et de sa venue dans la chair, pétri qu’il était intérieurement comme extérieurement des vertus et des sentiments humains – foi et patience, peur et joie, chagrins, craintes, faiblesses, tentations – ait pu cependant, en vertu de sa nature divine, continuer, dès le départ, à passer par la pensée d’une extrémité du ciel à l’autre, lire dans tous les cœurs, prévoir tous les événements et faire l’objet de toute adoration comme s’il était dans le sein du Père ? C’est en réalité ce qu’il nous suggère lui-même lorsqu’il adresse à Nicodème ces paroles surprenan­tes qui pourraient même laisser entendre que sa nature humaine était au ciel au moment même où il lui parlait. « Nul n’est monté au ciel, hormis celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme [qui est dans le ciel][7]. »

En conclusion, si l’on était tenté de considérer des sujets comme celui que je viens d’aborder comme abstraits, spéculatifs et inutiles, je répondrais en faisant remarquer que c’est en raison même de son caractère, me semble-t-il tout à fait pratique, que je l’ai choisi. Que l’on ne juge pas étrange si l’on dit, même si moi-même je le dis, que la croyance religieuse, même celle dont se réclament ceux de nos contemporains les plus sérieux, présente bien des aspects susceptibles de rendre des observateurs attentifs très inquiets de son avenir. Il ne serait pas chose difficile, je le crains, de troubler la foi de bon nombre de gens qui se jugent orthodoxes, et qui le sont en effet, selon leurs lumières. Ils ont été habitués à appeler le Christ Dieu, un point c’est tout. Ils n’ont pas réfléchi à ce que signifie le fait d’appliquer ce titre à celui qui fut réellement un homme, et vu la manière vague qu’ils ont de l’utiliser, ils courraient, s’ils se trouvaient confrontés à un subtil contradicteur, un danger non négligeable de se voir dépouillés de la substance même de cette vérité sainte, même s’ils en gardaient le nom. En vérité, tant que nous n’envisageons pas notre Seigneur et Sauveur, Dieu et homme, comme un être existant réellement, extérieur à notre esprit, tout aussi achevé et complet dans sa personnalité que nous apparaissons les uns aux autres, comme un et immuable dans tous ses attributs divers et opposés, « le même hier, aujourd’hui et à jamais », nous utilisons des mots qui ne servent à rien. Tant que ce changement n’est pas opéré, nous n’avons aucune appréhension réelle de cet objet de la foi, qui ne se réduit pas à un nom auquel l’on rattacherait des titres et des propriétés sans souci de cohérence ou de signification, mais qui a une existence personnelle, distincte de tout le reste des êtres. En quel sens véritable le « connaissons »-nous, si l’idée que nos nous faisons de lui ne renferme pas cette intégration et incorporation des attributs et fonctions multiples que nous lui donnons ? Que nous apportent les . Mots, si corrects et abondants soient-ils, s’ils sont une fin en soi au lieu d’illuminer dans nos cœurs l’image du Fils incarné ? Il n’empêche que reproche ne s’applique, à mon avis, que trop sûrement à la théologie siècles récents qui, sous prétexte de nous garder de la présomption, nous refuse ce qui est révélé, à la manière d’Achaz refusant de demander un signe par crainte de tenter le Seigneur.

Influencés par cette théologie, nous avons failli oublier cette vérité sacrée, ce don gracieux d’une révélation faite pour nous venir en aide, selon laquelle le Christ est le Fils de Dieu dans sa nature divine aussi bien que dans sa nature humaine. Nous avons failli cesser de le considérer, selon les termes du symbole de Nicée, comme « Dieu né du vrai Dieu, lumière née de la lumière », à jamais un avec lui et pourtant à jamais distinct de lui. Nous disons de lui de manière vague qu’il est Dieu, ce qui est vrai, sans être toute la vérité. Et en conséquence, lorsque nous en venons à considérer son humiliation, nous sommes incapables de transférer du ciel sur terre l’idée que nous avons de sa personnalité. Celui dont on parlait à l’instant même comme Dieu, sans mentionner le Père dont il procède, est l’instant suivant décrit comme une créature : comment donc ces idées distinctes que nous avons de lui s’harmonisent-elles dans notre esprit ? Nous sommes certes capables de prolonger l’idée de Fils en celle de Serviteur, encore que cet abaissement fût infini et, pour notre raison, incompréhensible. Mais lorsque nous nous contentons de parler d’abord de Dieu, puis de l’homme, il semble que nous changions de nature sans préserver la Personne. C’est en vérité sur la filiation divine du Christ, sur cet article-là du dogme, que notre esprit est providentiellement appelé à s’appuyer tout du long, préservant ainsi, pour son propre bien, l’intégrité de la personne du Christ. Mais lorsque nous délaissons ce secours providentiel pour notre foi, comment pouvons-nous espérer parvenir à l’unique vision simple et véritable de sa personne ? Comment nous sera-t-il possible de voir au-delà de nos propres paroles ou de saisir d’une quelconque manière ce que nous disons ? Il s’ensuit que nous sommes souvent et comme nécessairement amenés, lorsque nous parlons de ses paroles et de ses actes, à faire une distinction entre le Christ qui a vécu sur terre et le Fils du Dieu Très Haut, et que nous introduisons dans nos paroles une telle distinction entre nature humaine et nature divine du Christ que nous ne sentons ou ne comprenons plus que dans le Christ Dieu est homme, et l’homme Dieu. Je parle de ceux d’entre nous qui ont appris à réfléchir, à raisonner, à débattre, à s’informer et à poursuivre leurs raisonnements, et non pas de ceux qui manquent de curiosité ou de culture, et qui ne sont pas exposés à la tentation dont il est ici question : des premiers je crains de devoir dire (pour parler le langage de la théologie ancienne) qu’ils commencent par être sabelliens, pour ensuite passer au nestorianisme, et tendre à l’ébionisme et à la complète négation de la divinité du Christ [8]. En attendant, le monde religieux ne réfléchit guère à la direction où ses opinions l’entraînent : il ne s’apercevra qu’il adore, à la place du Fils éternel, une pure abstraction ou une vague création intellectuelle, que le jour où la défection de ses membres et leur éloignement de la foi viendront le surprendre et lui apprendre que la prétendue religion du cœur sans orthodoxie doctri­nale n’est que la chaleur d’un cadavre, réelle pour un temps, mais vouée à disparaître.

Combien de temps va durer cette erreur complexe dont souffre actuellement notre Eglise ? Combien de temps encore des traditions humaines de fraîche date vont-elles obscurcir, de multiples manières, la majesté des interprétations scripturaires que l’Église catholique a héritées des temps apostoliques ? Quand nous contenterons-nous de jouir de la sagesse et de la pureté que le Christ a léguées en don perpétuel à son Église, au lieu de chercher à puiser, chacun pour soi et selon ses moyens, au puits profond de la vérité? C’est assurément en vain que nous aurions échappé aux superstitions du Moyen Âge si les effets corrupteurs d’une philosophie téméraire, qui ne se fie qu’à elle-même, se répandaient sur notre foi !

Que Dieu, que le Père lui-même, nous donne un cœur et une intelligence capables de saisir, autant que de confesser, la doctrine dans laquelle nous avons été baptisés, à savoir que son Fils unique, notre Seigneur, a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie, a souffert et a été enseveli, qu’il est ressuscité des morts, qu’il est monté aux cieux, d’où il reviendra à la fin du monde pour juger les vivants et les morts !


[1] Lc 4, 2; Me 1, 13.

[2] Mt 4,3.

[3] [Jn 1, 1.1]

[4] [He 4, 15.]

[5] Ac 20, 28.

[6] 1 R 5, 26 ; Ac 5,9 ; 1 Co 4, 19 ; 5, 3.

[7] Jn 3, 13. [La partie entre crochets figure dans le texte de la version autorisée par Newman.]

[8] [Sabellianisme, de Sabellius qui vécut à Rome, pense-t-on, au début du IIIe siècle, doctrine hérétique selon laquelle les Personnes trinitaires ne seraient que des modes de la divinité ; appelée aussi modalisme. Nestorianisme, de Nestorius condamné au concile d’Ephèse en 431 ; il soutenait qu’il y avait deux personnes dans le Christ, l’une divine, l’autre humaine. Ébionisme, des ébionites, secte de chrétiens de Palestine à la fin du f siècle ; ils enseignaient que le Christ n’était qu’un homme habité par l’Esprit.]