Le renoncement, test d’une religion prise au sérieux

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22  décembre 1833

« C’est l’heure désormais de vous arracher du sommeil » (Rm 13,11).

Par sommeil saint Paul entend dans ce passage un état d’insensibi­lité aux choses telles qu’elles sont réellement au regard de Dieu. Lorsque nous sommes endormis, nous sommes absents du mouve­ment de ce monde, comme s’il ne nous concernait plus. Il continue sans nous, ou, si notre repos est interrompu et que nous ayons quelque petite idée des personnes et des événements autour de nous, que nous entendions une voix ou quelque phrase prononcée, que nous voyons un visage, nous sommes néanmoins incapables de saisir ces objets extérieurs tels qu’ils sont en toute vérité : nous les intégrons à nos rêves, les altérant de la sorte au point qu’ils ressemblent à peine à ce qu’ils sont en réalité. Tel serait l’état des gens touchant à la vérité religieuse.

Dieu est à jamais tout-puissant et omniscient. Il siège sur son trône céleste, sondant les reins et les cœurs ; Jésus-Christ notre Seigneur et Sauveur, siège à sa droite ; des myriades d’anges et de saints le ser­vent, ravis en sa contemplation ou reliant ce bas monde à sa cour céleste par leurs œuvres de miséricorde : ils vont et viennent comme sur l’échelle de la vision de Jacob. La révélation de cette gloire invi­sible nous est faite principalement par le moyen de la Bible, puis en partie par le cours naturel des choses, en partie par les opinions qu’expriment les hommes, pour si flottantes qu’elles soient, et en partie enfin par ce que nous suggèrent notre cœur et notre conscience : et tous ces moyens d’information sur ce sujet sont rassemblés et agencés par la sainte Église, laquelle proclame la Bonne Nouvelle à la terre entière, la monnayant sans faillir aux personnes, en partie par ensei­gnement direct, en partie par le témoignage même de ce qu’elle est et de sa façon de l’être. Ainsi les vérités de la religion se répandent dans le monde à l’instar de la lumière du jour, les recoins les plus reculés bénéficiant de quelque portion de son rayonnement bienheureux. Tel est l’état où se trouve un pays chrétien. Qu’en est-il en revanche de ceux qui l’habitent ? Les paroles de notre texte nous rappellent leur condition : ils sont endormis. Alors que les ministres du Christ usent des armes de la lumière et que toutes choses parlent de lui, ils « mar­chent », mais non « comme il convient, comme en plein jour ». Beau­coup vivent tout à fait comme si le jour ne brillait pas sur eux, comme si les ombres de la nuit persistaient : l’immense majorité d’entre eux n’ont qu’un sens bien affaibli des grandes vérités où ils baignent grâce à la prédication. Ils voient et entendent comme en rêve ; la sainte parole de Dieu et leurs vaines imaginations se confondent dans leur esprit ; s’ils sont surpris un instant, ils retombent dans leur som­nolence ; ils refusent de se réveiller, estimant que leur bonheur est de continuer à être ce qu’ils sont.

Je ne vous soupçonne pas un seul instant, mes frères, d’être plongés dans la profonde somnolence qui est celle du péché. C’est là un état misérable, dont j’espère qu’il est à tout prendre le fait d’une minorité, au moins dans un lieu comme celui-ci. Toutefois, compte tenu de cela, il y a bien des raisons de craindre qu’un grand nombre d’entre vous ne soient pas tout à fait éveillés ; que vos rêves n’aient pas libre cours, mais restent néanmoins des rêves, et que la conception de la religion que vous croyez être la vraie, ne soit pas cette vision de la Vérité, que vous auriez si vos yeux étaient ouverts, mais seulement cette image vague, déficiente, extravagante qu’en a un homme lorsqu’il est endormi. Quoi qu’il en soit, il vous sera de toute façon utile de vous poser individuellement (plaise à Dieu qu’il en soit ainsi !) la question suivante : «Comment savoir si je suis dans le vrai ? Comment savoir si ma foi est réelle et non rêvée ? »

Les circonstances où nous plonge notre temps rendent difficile la réponse à cette question. Elle était relativement aisée, lorsque le monde était hostile au christianisme. Or à présent le monde lui est, en un sens, favorable. Je ne veux pas dire qu’il ne comporte pas de ces agités soustraits à toute règle, qui mettraient de la confusion en toute chose s’ils le pouvaient, qui ont en haine la religion et renverseraient toute institution établie qui en procède ou qui lui est liée. Nombreux sont, sans aucun doute, les gens de leur espèce, mais la religion n’a rien à craindre de tels hommes. La Vérité a toujours brillé avec; force sous les persécutions. Toutefois, ce qui doit nous inquiéter est la chose opposée : à savoir que le rang, la position, la qualité intellec­tuelle et l’opulence de notre pays sont liés officiellement à la religion. Ce que nous avons raison de craindre sont les circonstances mêmes qui font que les institutions de ce pays sont fondées sur la reconnais­sance de la vérité de la religion. Honneur à ceux qui les ont ainsi fon­dées ! Honte à la faute qui pèse sur ceux qui ont tenté de secouer ces fondations saintes, et y ont réussi en partie ! Cependant il se produit souvent que nos ennemis les plus acharnés ne sont pas les plus dange­reux ; et d’autre part les plus grands bienfaits s’avèrent être les tenta­tions les plus graves pour ceux qui ne sont pas sur leurs gardes. C’est pourquoi le danger que nous courons actuellement consiste en ceci : qu’un homme porté par nature vers la religion, respectueux de l’Évan­gile et en faisant profession, voire s’y conformant jusqu’à un certain point, soit si ardent à promouvoir ses intérêts temporels, qu’il lui est difficile de distinguer en son for intérieur si c’est vraiment la foi qui inspire ses actions ou si c’est un désir d’avantages profanes. Il lui est difficile de trouver des critères qui lui fassent découvrir la vérité jusqu’à l’intime de son esprit et sonder son cœur à la manière de celui qui, de son trône céleste, le scrute avec sa sagesse toute-puissante. On peut à peine nier que le soin porté aux devoirs religieux soit devenu une affaire de mode au sein de vastes secteurs de la collectivité : vastes, dis-je, au point que pour beaucoup ces secteurs épuisent de fait ce qu’on appelle le monde. Nous sommes étonnés à tout moment de voir des gens observer le rite de la prière en famille, de la lecture de la sainte Écriture, ou de la sainte communion, dont nous n’aurions pas attendu a priori une telle profession de foi ; nous les entendons même confesser les grandes vérités évangéliques du Nouveau Testament et prendre parti pour ceux qui les professent. Tout ceci pour conclure qu’il est de notre intérêt en ce monde tel qu’il est de faire profession de disciple du Christ.

Outre cela, il faut remarquer que, quoi qu’il en soit de cette profes­sion généralement répandue d’un beau zèle pour l’Évangile parmi toutes les personnes respectables de ce temps, nous ayons néanmoins toute raison de craindre que ce ne soit pas du tout l’Évangile authen­tique qui soit l’objet de ce zèle. Nul doute que nous ayons raison de rendre grâces chaque fois que nous voyons des gens se comporter avec sérieux des diverses façons dont je viens de parler. Pourtant il y a bien quelque raison d’être insatisfait du caractère que revêt la reli­gion de nos jours. Insatisfait d’abord parce que ces mêmes personnes sont bien souvent illogiques : leur langage par exemple est fréquem­ment aussi irrespectueux que profane, quand ils ridiculisent ou rabais­sent les choses sacrées, parlant mal de la sainte Église ou des saints bienheureux des premiers temps, voire des serviteurs de Dieu qui sont l’objet de ses faveurs, comme nous les présente l’Écriture. Ou bien leurs actions se conforment au monde, voire à la pire espèce d’hommes, même lorsque le langage de ces derniers est différent du leur ; ils leur prêtent attention plus qu’aux ministres de Dieu, ou bien ils sont très tièdes, très relâchés non moins que sans scrupules en matière de conduite, tant et si bien qu’ils semblent à peine être guidés par des principes, mais seulement par ce qui leur est commode et expédient. J’insisterai encore, tout en laissant de côté les jugements que nous pouvons porter sur ce$ hommes en tant qu’individus (pour au besoin nous former la meilleure opinion possible sur eux, chose qu’il n’est que de notre devoir de faire), mais en considérant néan­moins le grand nombre qu’ils constituent comme un symptôme d’un état de choses ; j’insisterai donc sur ce point pour convenir que je reste soupçonneux de toute religion partagée par l’ensemble d’un peuple ou d’une époque. Notre Sauveur dit : « La voie est étroite. » Ceci, bien sûr, ne doit pas s’interpréter sans une grande prudence ; cependant il est sûr que la teneur globale du Livre inspiré nous conduit à penser que sa vérité ne sera pas reçue de bon cœur par le grand nombre, qu’elle va à rencontre du cours habituel des senti­ments et des opinions des humains ainsi que du cours du monde, et que, pour autant qu’elle soit accueillie par un homme donné, cette Vérité rencontrera de l’opposition à l’intérieur de cet homme même, du fait, en d’autres termes, de ce naturel invétéré qui persiste en lui ; de l’opposition ensuite de la part de tous les autres hommes dans la mesure même où ils ne l’ont pas accueillie. « La lumière luit dans les ténèbres » : cette parole est signe de vérité pour la religion ; et bien qu’il y ait indubitablement des moments où l’on est soulevé d’enthou­siasme en faveur de la Vérité (comme dans l’histoire de saint Jean Baptiste, de la « lumière » duquel les Juifs « ont voulu jouir un instant » [1]au point même « de se faire baptiser par lui en confessant leurs péchés[2]»), il n’en reste pas moins qu’une telle popularité n’est que d’un instant, qu’elle disparaît aussi brusquement qu’elle est appa­rue, qu’elle n’a ni croissance régulière ni implantation durable. Seule l’erreur bénéficie d’une croissance à grande échelle, ainsi que d’un accueil d’une chaleur non moins grande. Saint Paul nous met en garde, dans sa dernière épître, contre l’hypothèse que la Vérité puisse être toujours accueillie de bon cœur, et cela quelque importante que soit la proclamation expresse qu’en ferait le grand nombre, quand il dit à Timothée, parmi d’autres prophéties aussi pessimistes, que « les pécheurs et les charlatans feront toujours plus de progrès dans le mal[3]». Certes, la Vérité a en elle cette puissance qui force les hom­mes à la professer en paroles ; mais quand ils passent à l’acte, au lieu de lui obéir, ils lui substituent quelque idole en ses lieu et place. Pour ces raisons, lorsqu’il est beaucoup question de religion dans un pays et que l’on se félicite de l’intérêt général qu’on lui porte, un esprit prudent craindra que ce ne soit plutôt quelque contrefaçon qui soit honorée au lieu de l’authentique, que ce soient des rêves d’homme plutôt que les vérités de la parole de Dieu qui soient devenus popu­laires, et que les formes reçues n’aient pour elles que la part de vérité minimum qui les recommande à la seule raison et à la seule conscience, qu’en résumé ce soit Satan transformé en ange de lumière qui attire des disciples, plutôt que la Lumière tout court.

Si donc nous sommes dans un temps (du moins je le suppose) où la profession généralisée de la religion est estimée chose bonne et respectable chez les classes sociales où règne l’ordre et la vertu, ce genre de circonstances ne doit pas atténuer votre inquiétude au regard de votre situation personnelle devant Dieu, mais plutôt (si je puis dire) l’accroître ; cela pour deux raisons : d’abord parce que vous êtes en danger de faire le bien pour des motifs profanes ; ensuite parce que vous risquez peut-être d’être dupés sur cette Vérité par quelque succé­dané ingénieux que le monde lui substitue, telle de la fausse monnaie.

Il est vrai que certains de ceux qui m’écoutent maintenant sont dans des situations qui les mettent presque à l’abri des influences mon­daines, quelles qu’elles soient. Il y a des personnes qui ont le bonheur de se trouver sous l’autorité de supérieurs religieux, lesquels ne les orientent que vers ce qui est bon, et sont pleins de prévenance envers eux tout comme de piété envers Dieu. C’est un vrai bonheur pour elles ; aussi doivent-elles remercier Dieu pour ce don qu’il leur fait. Mais c’est aussi une vraie tentation. Elles se trouvent à tout le moins soumises à une des deux tentations dont nous venons de parler : leur bonne conduite ne relève pas, dans leur cas, d’un problème de conscience, mais d’une question d’intérêt personnel. Leur obéissance à Dieu leur vaut la louange des hommes autant que celle de Dieu même : aussi leur est-il difficile de savoir s’ils agissent bien pour se conformer à leur conscience ou pour se conformer au monde. Ainsi, que ce soit dans le cercle familial ou dans le monde, dans l’une ou l’autre des catégories de l’âge mûr, les hommes sont sous le coup d’un péril considérable et on ne peut plus commun, celui de se leurrer : d’être endormis alors qu’ils se croient éveillés. Comment donc nous mettre à l’épreuve ? Peut-on définir quelques critères susceptibles de fournir à notre esprit la certitude voulue sur ce sujet ? On ne saurait donner de critères indiscutables : on ne peut savoir avec certitude. Nous devons nous méfier d’une impatience née du désir de connaître quel est notre état réel. Saint Paul lui-même ne savait pas jusqu’au dernier jour de sa vie (pour autant qu’on sache une telle chose) qu’il était un des élus de Dieu préservés à jamais du péril éternel. Il disait : « Ma conscience, il est vrai, ne me reproche rien, mais je n’en suis pas justifié pour autant[4]» ce qui veut dire : Bien que je n’aie pas conscience en moi-même de négliger mon devoir, je n’en suis pas pour autant sûr d’être élu. Ne portons pas de jugement prématuré. Il dit sur le même ton en un autre endroit : « Je meurtris mon corps au contraire et le traîne en esclavage, de peur qu’après avoir servi de héraut pour les autres, je ne sois moi-même disqualifié[5]. » Et pourtant, s’il est vrai que nous ne pouvons atteindre à la certitude absolue de notre élection à la gloire, et que le désir de l’obtenir révèle une impatience qui convient mal à des pécheurs, nous pouvons néanmoins parvenir à une espérance paisible, une foi sobre et modeste dans le pardon et dans la justification que Dieu nous accorde par amour pour le Christ (que son nom soit béni !), selon le mot de saint Jean : « Si notre cœur ne nous condamne pas, nous avons pleine assurance devant Dieu[6]. » Alors la question se pose comme suit : comment parvenir à ce point, étant donné les circonstances où nous sommes placés ? En quoi consiste-t-il ?

Si nous étions en terre païenne (comme je viens de le dire), il serait facile de répondre. Le seul fait de professer l’Évangile apporterait presque la preuve de l’authenticité de la foi, pour autant que nous pourrions avoir de preuve : car ce genre de profession chez les païens est presque certaine d’entraîner la persécution. D’où il s’ensuit que les épîtres fourmillent d’expressions traduisant la joie dans le Seigneur Jésus et dans l’espérance jubilante du salut. Ils étaient confiants à juste titre ceux qui avaient souffert pour le Christ. « La tribulation produit la constance, la constance une vertu éprouvée, la vertu éprou­vée l’espérance[7]. » « Dorénavant que personne ne me suscite d’ennuis : je porte dans mon corps les marques de Jésus[8]. » « Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps[9]. » « Et notre espoir à votre égard est ferme : nous savons que, partageant nos souffrances, vous partagerez aussi notre consola­tion[10]. » Ces textes et d’autres semblables sont l’apanage de ceux-là seuls qui ont rendu témoignage à la vérité comme l’ont fait les pre­miers chrétiens. Nous nous sentons dépassés par eux. Voilà qui est établi. Étant donné pourtant que la nature de l’obéis­sance chrétienne est la même dans tous les temps, elle comporte en soi, comme jadis, la preuve de la faveur divine. Nous ne pouvons certes pas nous tenir pour assurés de compter au nombre des véri­tables serviteurs de Dieu, comme l’étaient les premiers chrétiens, cependant nous pouvons tenir notre propre degré de certitude, et cela par la même espèce de preuve, celle que constitue le renoncement. Telle est la grande preuve qu’ont donnée les premiers disciples, et que nous pouvons toujours donner. Réfléchissons sur ce que notre Sau­veur a déclaré en termes simples : « Si quelqu’un veut venir à ma suite qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive [11] » « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Quiconque ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut être mon disciple [12]. » « Si ta main est pour toi une occasion de péché, coupe-la […]. Si ton pied est pour toi une occasion de péché, coupe-le […]. Si ton œil est pour toi une occasion de péché, arrache-le : mieux vaut pour toi entrer borgne dans la vie que d’être jeté en enfer [13]. »

Or, même si nous ne nous risquons pas à jeter la pleine clarté sur des passages tels que ceux-là – passages que sans nul doute on ne saurait comprendre sans un degré suprême de grâce dont ne bénéficie que le petit nombre -, il n’en reste pas moins qu’ils nous apprennent ceci : qu’un renoncement rigoureux est un devoir capital, voire qu’il peut être considéré comme le critère qui nous fait discerner si nous sommes les disciples du Christ : si nous vivons dans un pur rêve, que nous confondons avec la foi et l’obéissance chrétiennes ou si nous sommes éveillés vraiment et pour de bon, vivant, cheminant en plein jour sur la route du ciel. Les premiers chrétiens passèrent par des séries de renoncements dans la profession même qu’ils firent de l’Évangile : Quels sont nos propres renoncements, maintenant que la profession de l’Évangile n’en comporte aucun? En quel sens s’accomplissent pour nous les paroles du Christ? Avons-nous quelque idée distincte de ce que signifient ces paroles « prendre notre croix » ? Agissons-nous de telle manière que nous n’agirions pas en des circonstances où la Bible et l’Église seraient inconnues de nos concitoyens, où la religion, à supposer qu’elle existât, se réduirait à une mode mondaine ? Que faisons-nous, dont nous ayons raison de penser que c’est fait par amour du Christ qui nous a rachetés ?

Inutile de vous rappeler qu’on dit que les œuvres sont le fruit et la preuve de la foi ; que la foi est dite morte, qui en est dépourvue. Or quelles œuvres avons-nous à montrer, dont la qualité nous donne « confiance », au point de ne « pas avoir honte en sa présence lors de sa venue [14]»?

En guise de réponse à cette question je constate tout d’abord que, selon l’Écriture, ce renoncement, qui est le critère de notre foi, doit être de tous les jours. « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive [15]. » C’est ainsi que saint Luc rapporte les paroles de notre Sau­veur. Il semble par suite que l’obéissance chrétienne ne consiste pas seulement en quelques efforts occasionnels, en quelques bonnes actions fortuites, ou en certains temps de repentir, de prière et d’œuvres : erreur où des esprits d’une certaine classe sont enclins à tomber. C’est là le genre d’obéissance qui fait de nous ce que le monde appelle un grand homme, c’est-à-dire un homme qui a des côtés nobles, et qui de temps en temps pose des actes héroïques, au point de jeter dans l’étonnement et d’impressionner l’esprit de ceux qui en sont les spectateurs, mais qui dans sa vie privée n’a aucune religion personnelle durable, et qui n’accorde pas ses pensées, ses paroles et ses actions avec la loi de Dieu. De plus le terme « chaque jour » implique que le renoncement qui plaît au Christ consiste en de petites choses. Cela est évident, car on n’a pas tous les jours des occa­sions de grands renoncements. C’est pourquoi prendre la croix du Christ n’est pas une grande action accomplie une fois pour toutes ; cela consiste dans la pratique continuelle de petites obligations qui nous répugnent.

Si donc quelqu’un demande comment il peut savoir s’il rêve au sein de la somnolence du monde, ou s’il est vraiment éveillé et présent à Dieu, qu’il fixe d’abord son esprit sur l’une ou l’autre des fai­blesses qui l’affligent. Tout homme qui a l’habitude de s’examiner lui-même doit avoir conscience de telles infirmités en son for inté­rieur. Bien des hommes en ont plus d’une, et tous tant que nous sommes en avons l’une ou l’autre : c’est en leur résistant et en les sur­montant que le renoncement commence à s’exercer. L’un sera indo­lent et aimera se divertir, un autre sera passionné ou irritable, un autre sera vaniteux, un autre aura du mal à maîtriser sa langue ; d’autres seront faibles et ne pourront surmonter le sentiment de ridicule où les plongent des compagnons irréfléchis ; d’autres seront tourmentés par des passions mauvaises qui leur font honte et auxquelles ils succom­bent néanmoins. Eh bien ! que chacun considère quel est son point faible : là réside sa mise à l’épreuve. Sa mise à l’épreuve n’est pas à chercher dans ces choses qui lui sont aisées, mais dans cette chose unique ou dans ces choses diverses, de quelque ordre qu’elles soient, où le devoir qu’il doit accomplir est contraire à sa nature. Ne vous croyez jamais à l’abri parce que vous remplissez votre devoir pour quatre-vingt-dix-neuf points sur cent : c’est le centième qui sera le point de départ de votre renoncement, et qui doit prouver, ou plutôt concrétiser et matérialiser votre foi. C’est en référence à cela que vous devez veiller et prier ; priez sans cesse pour que la grâce de Dieu vous aide, et veillez avec crainte et tremblement de peur que vous ne tombiez. Il se peut que d’autres ne connaissent pas quels sont ces points faibles de votre caractère, et qu’ils se trompent sur leur compte. Quant à vous, il est à votre portée de les connaître : cela grâce à ce que les autres en devinent et vous en font sentir, à vos propres obser­vations et aux lumières de l’Esprit de Dieu. Oh ! que vous soit accor­dée la force de lutter contre eux et de les vaincre ! Oh ! que vous soit accordée cette sagesse qui fait peu de cas de la religion du monde, ou des louanges que vous recevez de lui, et de ce qui chez vous s’accorde avec ce dont les habiles, les puissants ou le grand nombre disent être le critère de la religion, par comparaison avec la secrète conscience que vous obéissez à Dieu dans les petites choses comme dans les grandes, dans la centième obligation comme dans les quatre-vingt-dix-neuf autres ! Oh ! que vous soit accordé de balayer (pour ainsi dire) votre maison avec soin, afin que vous découvriez ce en quoi vous manquez à la pleine mesure de l’obéissance ! Soyez bien sûr que ce défaut, si petit qu’il paraisse, influencera votre esprit tout entier ainsi que votre jugement sur toute chose. Soyez bien certain que votre jugement sur les personnes, les événements, les actions et les doctrines des hommes, que votre attitude d’esprit envers Dieu et les hommes, votre foi dans les grandes vérités de l’Évangile et la connaissance que vous avez de votre devoir, tout cela dépend d’une manière mystérieuse de cet effort rigoureux pour observer toute la Loi, de ce renoncement dans les petites choses où l’obéissance s’iden­tifie au renoncement. Ne vous satisfaites pas d’une foi chaleureuse qui vous ferait franchir les obstacles sans nombre qui jalonnent même la voie de l’obéissance, qui vous ferait forcer l’inhibition née de la crainte des hommes, des us et coutumes de la société et des séduc­tions de l’intérêt ; n’exultez pas au souvenir des miséricordes divines, ainsi que dans l’assurance que vous donne ce que Dieu a déjà fait pour votre âme, si vous avez conscience d’avoir négligé l’unique nécessaire, cela seul qui vous manque : le renoncement quotidien.

Outre cela cependant, il est d’autres modes de renoncement suscep­tibles de mettre à l’épreuve votre foi et votre sincérité, et qu’il est peut-être bon de mentionner simplement. Il se peut que le péché auquel vous êtes le plus sujet ne se manifeste pas tous les jours. Par exemple, la colère et l’irritation sont sans doute irrésistibles lors­qu’elles surviennent à l’improviste ; mais ce n’est que par moments que vous êtes provoqué et qu’ainsi vous n’êtes pas sur vos gardes : alors l’occasion qui s’offrait est passée et vous avez failli avant même que vous fussiez conscient qu’elle surgissait. Il est bon à ce moment d’aller, pour ainsi dire, à la recherche, pour votre propre gouverne, d’occasions journalières de renoncement ; et cela parce que notre Sei­gneur vous commande de prendre votre croix tous les jours, parce que cela prouve votre sérieux, et parce qu’en agissant ainsi, vous fortifiez cette faculté générale de maîtrise de vous-même et parvenez à acqué­rir l’habitude de cette maîtrise, au point qu’elle constitue une défense toute prête quand arrive l’heure de la tentation. Levez-vous donc le matin avec l’intention (plaise à Dieu !) que le jour ne passe pas sans son compte de renoncements, renoncements aux douceurs et plaisirs innocents, s’il ne se rencontre pas de péché à mortifier. Que votre lever même du lit se fasse renoncement ; que vos repas le soient aussi. Prenez la résolution de céder aux autres sur les points qui vous sont indifférents, de ne pas compter avec vous-même pour des sujets mineurs, de vous infliger quelque gêne (sans qu’aucune obligation claire de conscience en souffre) plutôt que de négliger votre discipline quotidienne. Telle était la voie du Psalmiste, lui qui « était frappé tout le jour et avait son châtiment chaque matin 16. » Telle était la voie de saint Paul, lui qui « mortifiait son corps et le traînait en esclavage « ». C’est là un des buts principaux du jeûne. Si un homme se disait : «Comment saurais-je si j’agis avec sérieux? », je lui suggérerais : Faites quelque sacrifice, faites quelque chose qui vous répugne, et que vous n’êtes pas obligé de faire (à condition que ce soit licite), pour vous convaincre tout à fait que vous aimez réellement votre Sauveur, que vous détestez le péché, non moins que votre nature pécheresse, et que vous rejetez le monde présent. Ainsi vous aurez la preuve (jusqu’à un certain point) que vous n’usez pas de pures paroles. C’est bien facile de faire profession, facile de dire de belles choses en paroles ou par écrit, facile de jeter les hommes dans l’étonnement avec des vérités qu’ils ignorent et des sentiments qui planent bien au-dessus de la nature humaine. « Quant à toi, Ô serviteur de Dieu, fais ces choses-là, suis la voie de la justice, de la piété, de la foi, de l’amour, de la patience, de la douceur. » Ne laissez pas vos paroles s’écouler pour le plaisir. Forcez chacune d’entre elles à passer à l’action à mesure qu’elle s’exprime : cette purification de la chair et de l’esprit produira ainsi la sainteté parfaite dans la crainte de Dieu. Il arrive parfois dans nos rêves que nous bougions le bras pour voir si, oui ou non, nous sommes éveillés, et c’est alors que nous nous réveillons. C’est bien là la manière de garder votre cœur en éveil. Mettez-vous à l’épreuve dans les petites choses quotidiennes, pour vous démontrer personnellement que votre foi est plus qu’un leurre.

J’ai conscience que tout cela est une doctrine exigeante : exigeante même pour ceux qui y adhèrent, et qui sont capables de l’exposer de la manière la plus exacte. Il est de telles imperfections, de tels manques de logique dans le cœur et la vie des hommes de la meilleure espèce, que le repentir incessant doit aller de pair avec nos efforts d’obéissance. Grand est notre besoin de la grâce du Sang du Christ pour nous laver de la faute que nous encourons chaque jour ; grand est notre besoin du secours de l’Esprit qu’il nous a promis ! Il est sûr qu’il comblera ses vrais serviteurs des richesses de sa miséricorde; mais non moins sûr qu’il refusera d’accorder à un seul d’entre nous la vertu de croire en lui, et le bonheur de ne faire qu’un avec lui, si nous n’employons pas tout notre sérieux à lui obéir comme si notre salut dépendait de nous.

PPS I, 5, Self-Denial the Test of Religious Earnestness. Trad.française in: Sermons Paroissiaux, vol 1. La vie chrétienne, pp. 76-88.


[1] Jn, 5,35.

[2] Mt 3,6.

[3] 2 Tm 3,13.

[4] 1 Co 4,4.

[5] 1 Co 9,27.

[6] 1 Jn 3,21.

[7] Rm 5,3-4.

[8] Ga 6,17.

[9] 2 Co 4,10.

[10] 2 Co 1,7.

[11] Mc 8.34.

[12] Lc 14,26-27.

[13] Mc 9,43-47.

[14] 1 Jn 2,28.

[15] Lc 9,23.