Réflexions sur la Divine Providence

Classé dans : Thèmes divers | 0

Il y a plus de deux cents ans, John Henry Newman, fils d’un banquier et premier de six enfants, naît à Londres. Que ce jour puisse être célébré deux cents ans plus tard, seule la Divine Providence pouvait le savoir. Elle en a fixé la date. Jeune homme, Newman avait cette habitude, notamment au jour de son anniversaire, d’explorer son passé, non pas d’une manière purement humaine, avec seulement des regrets et des joies, mais à la lumière de la Divine Providence, et d’écrire ce qu’il appelait son « compte d’anniversaire« [1] (« brithday account« ). Nous lisons ceci par exemple dans son journal à la date du 21 février 1822 : « Mon anniversaire. Aujourd’hui, je suis majeur. (…) Ai-je grandi en grâce l’année passée ? J’entre maintenant dans une nouvelle période de ma vie. Seigneur, sois avec moi : fais de moi ton vrai soldat » (AW, 183). Et le jeudi 21 février 1828 : « O Seigneur, quelle année cela a été ! (…) Je suis dans tes mains, ô mon Dieu… » et il écrit à propos de la mort de sa soeur Mary : « Je sens au fond de mon coeur que tout cela est bien. Je vois, je sais que cela est, dans la providence de Dieu, la meilleure chose pour nous tous… » (AW, 210-211).

En nous préparant à célébrer le bicentenaire de la naissance de Newman, il semble approprié de jeter un bref regard sur la réalité théologique qui a permis ses écrits et qui était le fondement de sa vie spirituelle, la doctrine de la Divine Providence. Il s’agit aussi d’une conclusion adaptée à la célébration du Grand Jubilé au cours duquel nous avons commémoré l’Incarnation du Fils de Dieu, la « Parole faite chair » (Jn, 1, 14), « Celui en qui se concentrent toutes les providences de Dieu« [2].

L’INCARNATION : RÉVÉLATION DE LA PROVIDENCE PARTICULIÈRE DE DIEU

L’Incarnation et la doctrine de la Divine Providence sont indissolublement liées dans la pensée de Newman. Dans son sermon « La Providence personnelle telle qu’elle se révèle dans l’Evangile« , il affirme qu’avant l’Incarnation, le genre humain pouvait discerner une providence générale de Dieu mais que ce fut seulement après l’Incarnation que sa providence particulière pour chaque homme fut révélée.

« Telle était la condition de l’homme avant la venue du Christ, celle de faveurs que constituaient des marques occasionnelles d’attentions de Dieu envers des individus, alors que, la plupart du temps, ils n’étaient instruits que des voies générales de sa providence, telles qu’on les observe dans le cours des affaires humaines (…) En revanche, sous la Nouvelle Alliance, cette considération distincte accordée par le Dieu tout-puissant à chacun de nous se révèle clairement« [3].

Dieu ne Se manifeste « plus seulement par les seules puissances naturelles ou par la complexité des affaires humaines« , mais « sous une forme sensible, comme être individuel réellement existant. En même temps aussi, Il commença à nous parler en tant qu’individus » (PS III, 115).

Cependant, il est ô combien difficile de nous faire comprendre à nous-mêmes que Dieu considère chacun de nous dans ses mouvements, dans les voies les plus profondes de notre coeur et qu’Il prend soin de nous.

« Si nous nous laissons entraîner par le courant des choses de ce monde, vivant comme les autres hommes, butinant çà et là des notions d’ordre religieux au gré des circonstances, nous aurons une compréhension bien maigre ou tout à fait fausse de ce qu’est une providence personnelle. Nous concevons l’idée que Dieu tout-puissant oeuvre sur un plan général; mais nous ne pouvons pas nous faire une idée nette de cette vérité merveilleuse qu’Il nous voit et pense à nous en tant qu’individus. Nous ne pouvons pas croire qu’Il nous est présent, bien qu’invisible, partout où nous sommes » (PS III, 116).

En effet, « comment« , demande Newman, « Celui qui est la sainteté suprême serait-Il amené à adresser son amour à cet homme précis ou à cet autre, attachant son regard à chacun de nous, sans empiéter sur ses propres perfections ? Ou même, en admettant que l’Etre suprême soit un Dieu d’une bienveillance sans mélange, comment, dans ce cas précis, cette pensée le concernant pénétrera-t-elle nos esprits avec cette force contraignante qu’exerce sur nous l’affection d’un ami ? » (PS III, 119). Ces questions, insiste Newman, ont reçu leur réponse non par des mots et des arguments, mais par cet acte ou cet événement que toute l’Eglise célèbre avec une particulière solennité en cette Année du Jubilé : « Afin que nous comprenions que, nonobstant ses mystérieuses perfections, Il a une connaissance et une considération réservées aux personnes individuelles, Il a assumé les pensées et les sentiments de notre propre nature, laquelle est capable de ces sortes d’attachements personnels, comme nous le comprenons. » (PS III, 120).

LA PROVIDENCE CACHÉE

Newman parle souvent de l’aspect caché et silencieux de la Divine Providence et par conséquent de la nécessité de la foi pour la considérer. « C’est la loi de la Providence ici-bas« , écrit-il, « d’oeuvrer sous un voile et ce qui est visible dans son mouvement dissimule au mieux et souvent obscurcit et déguise ce qui est invisible« [4].

Il remarque que dans l’Ecriture les bénédictions de Dieu sont données « dans le silence et dans le secret; de la sorte, nous ne les discernons pas sur le moment, excepté par la foi » (PS IV, 257). Cela est aussi vrai dans « ce qui se produit selon l’économie providentielle de la vie quotidienne. Des événements nous arrivent, chargés de plaisir ou de peine; sur le moment, nous n’en saisissons pas la signification; nous ne voyons pas en eux la main de Dieu. Certes, si nous avons la foi, nous confessons ce que nous ne voyons pas et nous recevons comme venant de Lui tout ce qui nous arrive » (PS IV, 258).

Newman observe qu’il s’agit d’un principe général de la Divine Providence, à savoir que « la présence de Dieu » n’est pas discernée « au moment où elle s’exerce sur nous, mais plus tard, lorsque nous reportons nos regards en arrière, vers ce qui est passé et révolu. » (PS IV, 256). Voilà pourquoi Newman avait cette habitude de considérer sa vie passée et de réfléchir sur les oeuvres et les voies de la Divine Providence en elle. Il recommande cela à tous les fidèles :

« Qu’une personne qui croit avoir servi Dieu, dans l’ensemble d’une manière convenable, jette un regard rétrospectif sur sa vie passée : elle trouvera combien critiques ont été les instants et les faits qui, sur l’heure, lui ont paru les plus indifférents » (PS IV, 261).

C’est pourquoi Newman voit les profits spirituels à garder « le souvenir très net de tout ce qu’Il a fait pour nous » (PS V, 82). Il note dans son journal le 22 janvier 1822 qu’il a appliqué son esprit à marquer certains jours ou périodes comme « jours ou temps d’action de grâce et à les commémorer les années suivantes » (AW, 179). Parmi eux, il n’y avait pas que des temps de joie, mais aussi des moments de difficulté, des moments de déception et de tribulation. Il connut et vécut la compréhension dans la foi des oeuvres de la Divine Providence dans et par toutes les circonstances de la vie.

NOTRE RÉPONSE À LA DIVINE PROVIDENCE : L’OBÉISSANCE

La compréhension que Newman a de la Divine Providence n’est jamais passive ou théorique. La providence de Dieu n’est pas une réalité que nous pouvons discerner seulement en regardant en arrière mais aussi à laquelle nous devons répondre dans le présent. Pour Newman, la réponse immédiate à la Divine Providence est l’obéissance. A première vue, cela peut paraître une manière étrange de parler. Nous avons l’habitude de parler d’obéissance à la volonté de Dieu, mais pas à sa providence. Et ce que Newman dit en utilisant le terme providence en ce sens est à la fois théologiquement profond et spirituellement exigeant.

Dans son sermon « Les appels divins« , Newman précise :

« Il nous faut le comprendre mais nous sommes lents à réaliser cette grande vérité que le Christ est en quelque sorte marchant parmi nous, de sa main, de ses yeux, de sa voix, nous faisant signe de Le suivre. Nous ne saisissons pas que son appel est une chose qui a lieu en ce moment même. Nous pensons qu’elle eut lieu au temps des Apôtres; mais nous n’y croyons pas, nous ne l’attendons pas vraiment pour nous-mêmes » (PS VIII, 24).

Cependant, Dieu nous appelle. « Que nous obéissions ou non à sa voix, Il nous appelle encore en sa miséricorde » (PS VIII, 23). Newman parle ici de ces appels que nous « entendons » dans la vie quotidienne, par les événements ordinaires de notre vie. « Rien de miraculeux, rien d’extraordinaire dans cette manière d’agir envers nous« . De tels appels « impliquent des obligations » et « réclament l’obéissance« . Ils nous sont donnés pour nous porter à un état plus élevé de sainteté et de connaissance. « Ce qui arrive pour nous dans cette action providentielle est l’équivalent de ce qu’était sa Voix pour ceux à qui Il S’adressait quand Il était sur terre… » (PS VIII, 24). De la même manière qu’Il appela Simon et André, Jacques et Jean, Il nous appelle aujourd’hui. Soyons attentifs à sa Voix, « craignons de ne pas voir le Sauveur, tandis que Siméon et Anne Le découvrent (…) Appliquons cette idée dans notre conduite de tous les jours » (PS II, 115).

Newman est bien conscient que « seule la foi peut obéir » (PS VIII, 22) aux appels divins. Cette obéissance dans la foi est l’obéissance qui suit là où nous ne savons pas. Ainsi Dieu nous appelle, de manière certaine, et la foi nous donne les moyens d’entendre et de répondre à ses appels mais il ne nous est pas donné de voir le contexte en son entier, les conséquences, les joies, les peines, les difficultés, les consolations qui naissent de son appel. Newman écrit : « La main de Dieu est toujours sur ses proches : elle les guide par un chemin dont ils n’ont pas l’idée. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est croire (….) et tout en le croyant, agir de concert avec Dieu dans cette direction » (PS IV, 261).

Cependant, Newman est presque sévère dans l’insistance qu’il a pour montrer que l’obéissance à la providence doit être immédiate : « … car le temps ne demeure pour personne; la parole de l’appel, une fois prononcée, est passée; si nous ne saisissons pas le moment, il est perdu » (PS VIII, 21). Et cette obéissance doit prendre la forme d’une action. Il ne s’agit pas d’un simple assentiment intérieur mais de la réalisation de cet assentiment intérieur dans notre vie quotidienne. Elle n’est pas la même pour chaque personne parce que chacun est appelé individuellement par Dieu. Chacun a son propre chemin à parcourir. Newman est encore une fois presque sévère dans sa précision sur ce point :

« Nul n’a le droit de prendre pour son idéal de sainteté l’idéal inférieur d’un autre. Ce que les autres sont ne nous regarde pas. Si Dieu nous appelle à renoncer plus complètement au monde, s’il nous demande un sacrifice de nos espoirs et de nos craintes, c’est là notre gain; c’est là une marque de son amour pour nous; c’est là une chose dont nous devons nous réjouir » (PS VIII, 31).

Si nous ne répondons pas à la Divine Providence, si nous n’obéissons pas à ces appels, nous « nous laisserons distancer dans notre course céleste« . C’est « vers la seule et unique Vérité » qu’Il nous « mène en avant » mais pas sans notre coopération (PS VIII, 27). « Prenons garde de défaillir, évitons la tentation. (…) Dieu pourra nous mener vers un monde plus élevé de vérité religieuse; oeuvrons avec Lui » (PS VIII, 30). Et Newman demande à ses lecteurs : « Quel bénéfice doit-il être applaudi, admiré, convoité, suivi, comparé avec ce seul but de ne pas être désobéissant à une vision céleste ? » (PS VIII, 32)

Telles sont en effet les caractéristiques des appels divins de la Providence dans nos vies. Ils « exigent une obéissance immédiate« , ils « nous appellent à l’inconnu« , ils « nous appellent dans l’obscurité » et « c’est la foi seule qui peut leur obéir » (PS VIII, 22). Newman poursuit ainsi sa réflexion :

« Tirons-en profit, du moins pour l’avenir, et ayons foi en cela que nous ne pouvons pas voir. Le monde semble aller son train habituel. Il n’y a rien de céleste au sein de la société, rien de céleste dans les nouvelles du jour. Rien de céleste sur les visages de la foule ou des grands, ou des riches, ou des gens affairés. Rien de céleste dans les mots des beaux parleurs, dans les actions des puissants, dans les conseils des sages ou dans les décisions des superbes, ou dans les fastes des opulents. Et cependant, l’Esprit de Dieu à jamais béni est présent. Le Fils éternel, dix fois plus glorieux et plus puissant qu’au temps où, dans notre condition charnelle, Il foulait cette terre, est avec nous. Gardons toujours présente en notre esprit cette divine vérité : plus la main de Dieu est secrète, plus elle est puissante; plus elle est silencieuse, plus elle est redoutable » (PS IV, 265).

C’est seulement aux yeux de l’homme limité, pécheur que « Dieu semble oeuvrer selon une démarche complexe, avec des moyens et des fins, avec des pas successifs, avec des victoires chèrement acquises, des échecs réparés et des sacrifices hasardeux » (PS II, 84). Ce que nous voyons est comme la mauvaise face d’une pièce tissée. Nous voyons des fils colorés, des commencements et des fins, des morceaux et des parties de motif mais pas un dessin discernable. Mais, comme tout tisserand, Dieu connaît le dessin et sa beauté et le considère en son ensemble. Toutes les oeuvres forment ensemble le seul dessin parfait et infiniment beau de la Providence de Dieu, car « Dieu est un, sa volonté une, son dessein un, son oeuvre une (…) tout ce qu’Il est, tout ce qu’Il fait est absolument parfait et achevé, indépendant des circonstances et des lieux et imposant sa loi à toute créature, qu’elle soit vivante ou inanimée » (PS II, 84).

Dans ses « Méditations et prières« , Newman témoigne de l’oeuvre de la Providence de Dieu dans sa propre vie :

« O mon Dieu, ma vie entière n’a été qu’une chaîne de miséricordes et de bienfaits répandus sur un être qui en est bien indigne. Je n’ai pas besoin de foi pour croire à votre Providence envers moi car j’en ai fait une longue expérience. Vous m’avez conduit année après année, Vous avez éloigné de mon chemin les dangers, Vous m’avez retrouvé, ranimé, rafraîchi, Vous m’avez supporté, Vous m’avez dirigé, Vous m’avez soutenu. Oh, ne m’abandonnez pas quand ma force m’abandonne ! Vous ne m’abandonnerez jamais ! Je puis en sécurité me reposer sur Vous« [5].

La fameuse méditation de Newman sur la Providence de Dieu pour chacun de nous sera une bonne conclusion de nos réflexions :

« Dieu te considère individuellement. Il « t’appelle par ton nom ». Il te voit et te comprend pour toi-même. Il sait ce qu’il y a en toi, tes sentiments, tes pensées personnels sans exception, tes dispositions et tes penchants, tes forces et tes faiblesses. Son regard s’attache à toi aux jours de joie comme aux jours de souffrance. Il éprouve du dedans tes espoirs comme tes tentations. Il éprouve un intérêt personnel à ce que tu te remémores comme à ce qui t’angoisse, aux hauts comme aux bas de ta vie intérieure. (…) Il remarque l’expression même de ton visage, que ce soit le sourire ou les larmes qui y affleurent. (…) Tu ne peux pas plus reculer devant la souffrance qu’Il ne déteste te voir la supporter; et s’Il te la fait porter, c’est en sorte que tu la portes de toi-même, si tu es un sage, pour un plus grand bien à venir. (…) Tu est choisi pour être sien » (PS III, 124-125).


[1] Newman J-H., Ecrits autobiographiques, ed. Henry Tristam. Ed. Desclée de Brouwer-Bruges/1955.

[2] Newman J.H., Grammaire de l’assentiment. Ed. Desclée de Brouwer-Bruges/1975.

[3] Newman J.-H., Sermons paroissiaux. Ed. Cerf-Paris/1993. (ed. Pierre Gauthier).

[4] Newman J.-H., Essays Critical and Historical II. Ed. Longmans, Green and Co-Londres/1888.

[5] MD 421