Le mal caché

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Celui qui ne se connaît pas ne peut donner qu’une adhésion du bout des lèvres aux grandes doctrines chrétiennes car il ne mesure pas son état véri­table qui est un état de péché, ni par conséquent le besoin d’un sauveur. C’est pourquoi, dit clairement Newman au début de ce sermon, la connaissance de soi est à la racine de toute vraie connaissance religieuse.

Aussi il propose plusieurs questions pour mieux se connaître, pour discer­ner ses fautes cachées, pour être en garde contre un jugement trop favorable sur soi ou contre le poids des habitudes ou contre l’acceptation facile des opinions reçues dans les matières morales, toutes choses qui peuvent conduire le chrétien du sommeil de l’indifférence à celui de la mort éter­nelle : glissant peu à peu vers l’apostasie, il se trouve, un jour, ennemi déclaré de Dieu et de l’Église. Newman invite ses paroissiens à lire réguliè­rement la Bible, mais il a soin d’ajouter que celle-ci n’apparaît dans toute sa valeur de remède qu’à celui qui connaît son mal. Aussi l’obéissance aux com­mandements de Dieu est-elle le seul interprète effectif des Écritures, car elle donne la connaissance du péché et celle de la sainteté ; elle suppose et satis­fait tout à la fois le désir et la volonté de plaire au Seigneur.

Premier prêché des sermons publiés, daté du 12 juin 1825, ce sermon développe le thème de la connaissance de soi, cher à Newman. Sans cette connaissance et celle du remède que constitue l’Écriture, le texte sacré demeure extérieur et sans portée, et le chrétien se trouve dans la situation contre laquelle Newman l’a mis en garde dans le sermon précède ni connaître la volonté de Dieu sans y obéir.

Par le contraste établi entre l’état de péché de l’homme et la sainteté a laquelle il est appelé, par le rappel de l’obéissance aux commandements eh Dieu contenus dans l’Écriture, ce sermon a des accents évangéliques. Mais ce contraste et ce rappel sont aussi une mise en garde à l’adresse des tenant de la théologie naturelle, ces apologètes du christianisme apparus au XVIIIème siècle en même temps que les déistes et pour lutter contre eux : dans un but louable, ils mettaient en avant le Dieu de la nature et le grand architecte de l’univers, conformément aux conclusions de la raison, et passaient volontiers sous silence que ce même Dieu parle à nos cœurs par la voix de la conscience c et par la Révélation consignée dans les Livres saints.

«Mais qui s’avise de ses faux-pas? Purifie-moi du mal secret » (Ps 19, 13).

Aussi étrange que cela puisse paraître, des foules de gens qui se disent chrétiens traversent l’existence sans faire aucun effort pour par­venir à une connaissance exacte d’eux-mêmes. Ils se satisfont d’impressions vagues et générales concernant leur état réel. Et s’ils dépassent ce stade, c’est simplement parce que les circonstances de la vie leur imposent quelque renseignement purement fortuit sur eux-mêmes. Mais une connaissance précise et systématique, ils n’en ont pas, et ne cherchent pas non plus à en avoir.

Quand je dis étrange, je ne veux pas dire par là que se connaître soit facile : il est très difficile de se connaître, même partiellement, et donc l’ignorance de soi n’est pas chose étrange. Mais là où c’est étrange, c’est que les hommes fassent profession de recevoir les grands dogmes chrétiens et d’agir en conformité avec eux, tout en res­tant à ce point dans l’ignorance d’eux-mêmes, compte tenu du fait que la connaissance de soi est la condition nécessaire à leur compré­hension. Il n’est donc pas exagéré de dire que tous ceux qui négligent le devoir de l’examen de conscience habituel se servent de mots dépourvus de signification. La doctrine du pardon des péchés, comme celle de la régénération, ne sauraient être comprises sans une connaissance exacte de la nature du péché, c’est-à-dire de notre propre cœur. Certes nous pouvons donner notre assentiment à une formule verbale où s’expriment de telles doctrines ; mais si ce pur et simple assenti­ment, tout sincère qu’il soit, équivaut pour nous à une adhésion et à une loi réelle en ces doctrines, alors nous pouvons tout aussi bien croire a une proposition dont les termes appartiennent à une langue étrangère, ce qui de toute évidence est absurde. Rien toutefois n’est plus courant que de voir des hommes croire que parce que des termes leur sont familiers ils comprennent les idées que ces termes représen­tent. Les gens instruits ont du mépris pour ce genre de défaut chez les illettrés qui utilisent des termes difficiles comme s’ils les compre­naient. Or eux aussi tout comme les autres tombent dans la même erreur, sous une forme plus subtile, lorsqu’ils croient comprendre les termes de morale et de religion parce que ce sont des mots courants qu’ils ont utilisés toute leur vie.

Or. je le répète, si nous n’avons pas une juste idée de notre cœur et du péché, nous ne pourrons nous faire une idée exacte de ce qu’il faut entendre par maître de morale, sauveur ou sanctificateur : autrement dit, nous utiliserons dans notre profession de foi des termes auxquels nous n’attachons aucune signification précise. Ainsi donc la connais­sance de soi est à la racine de toute véritable connaissance religieuse. Et il est vain, plus que vain, c’est un leurre et une perversion, que d’estimer comprendre les doctrines chrétiennes comme allant de soi parce qu‘on les apprend dans les livres, parce qu’on assiste à des ser­mons, ou par tout autre moyen extérieur – tout excellent qu’il soit en lui-même. Car c’est dans la mesure où nous explorons notre cœur et comprenons notre nature que nous comprenons ce que signifie un souverain Maître et Juge. C’est dans la mesure où nous comprenons la nature de la désobéissance et la réalité de notre condition péche­resse que nous éprouvons quelle bénédiction constitue l’absolution des péchés, la Rédemption, le pardon, la sanctification, qui autrement ne sont que des mots. C’est d’abord et avant tout à notre cœur que Dieu parle. La connaissance de soi est la clé des préceptes et des doctrines de l’Écriture. Ce que peut faire toute prédication extérieure de la religion, c’est tout au plus de nous surprendre et de nous faire tourner le regard vers notre cœur pour le sonder. Et c’est alors, une fois que nous aurons éprouvé ce que c’est que lire en nous-mêmes, que nous profiterons des doctrines de l’Église et de la Bible.

Naturellement la connaissance de soi admet des degrés. Nul ne s’ignore sans doute totalement, et même le chrétien le plus parfait ne se connaît qu’ « en partie ». Cependant la plupart des hommes se satisfont d’un minimum de connaissance de leur cœur, et par consé­quent d’une foi superficielle. C’est là le point sur lequel je me pro­pose d’insister. Les hommes se satisfont d’une multitude de vices cachés. Ils ne les conçoivent pas comme des péchés ou des obstacles à la vigueur de la foi, et poursuivent leur existence comme s’ils n’avaient rien à apprendre.

Or examinons soigneusement les fortes chances qu’il y a pour que nous ayons tous de graves vices cachés. C’est un fait que nous sommes tous prêts je pense, à admettre en termes généraux, bien que peu d’entre nous aiment dans la pratique s’y arrêter calmement. Or c’est précisément ce que je souhaite faire maintenant.

1. Le moyen le plus facile de nous convaincre de l’existence en nous de défauts inconnus de nous-mêmes, c’est de considérer avec quelle facilité nous voyons les fautes cachées d’autrui. Il n’y a bien entendu aucune raison à première vue de supposer que nous sommes matériellement différents de ceux qui nous entourent. Et si nous voyons en eux des défauts qu’eux-mêmes ne voient pas, on peut sup­poser qu’ils font eux-mêmes des découvertes à notre sujet que nous serions surpris d’apprendre. Par exemple, à quel point un coléreux a propension à s’imaginer qu’il se maîtrise parfaitement ! Qu’on l’accuse de colère, voilà qui le met encore plus en colère, et au comble de son emportement il se déclare capable de raisonner et de juger avec clarté et impartialité. Mais, qui sait, ce sera peut-être son tour quelques jours plus tard de découvrir en nous la même faute : ou si nous ne sommes pas naturellement enclins à « nous emporter, peut-être sommes-nous du moins sujets à d’autres vices également incon­nus de nous, et également connus de lui-même, tout comme sa colère l’était de nous. Par exemple, il y a des gens qui agissent surtout par intérêt, alors même qu’ils imaginent faire des actes généreux et vertueux : ils donnent largement ou bien se dépensent sans compter. Le monde chante leurs louanges, auxquelles eux-mêmes se joignent, persuades que leurs actions s’inspirent de nobles principes. Or des obser­vateurs attentifs pourront déceler comme cause principale de leurs bonnes actions l’appât du gain, l’amour des compliments, la honte ou tout simplement la satisfaction d’être actif et occupé. Telle est peut-être notre situation aussi bien que celle des autres. Ou, s’il n’en était pas ainsi, il y aurait cependant une infirmité comparable : l’esclavage d’un ou plusieurs vices que les autres voient et que nous ne voyons pas.

Admettons qu’aucun être humain ne perçoive en nous aucune faute dont nous n’aurions pas nous-mêmes conscience, ce qui est une hypo­thèse bien hardie ; la question demeure : pourquoi la connaissance aléatoire que l’homme a de nous limiterait-elle l’étendue de nos imperfections ? Quand bien même le monde entier dirait du bien de nous, quand bien même les hommes de bien nous salueraient comme des frères, il reste qu’il existe un Juge qui sonde les reins et les cœurs. Il connaît notre condition réelle. L’avons-nous sérieusement supplié de nous enseigner la connaissance de notre propre cœur? Si nous ne l’avons pas fait, cette omission même plaide en notre défaveur. Lors même qu’on nous louerait dans toute l’Église, nous pouvons être sûrs que Dieu voit en nous des fautes innombrables, des vices profonds et détestables dont nous n’avons aucune idée. Si l’homme voit tant de mal dans la nature humaine, que doit voir Dieu ? « Si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur et connaît tout. » Ce ne sont pas seulement des actions mauvaises (que nous ignorons) dont il nous tient coupables chaque jour, mais aussi de nos plus intimes pen­sées. Les mouvements d’orgueil, de vanité, d’envie, d’impureté, de mécontentement, de rancœur qui se succèdent au cours de nos jour­nées à travers des émotions passagères, il les connaît. Nous ne les connaissons pas, mais combien il nous importe que nous les connais­sions !

2. Tel est notre point de vue lorsqu’on commence à aborder le .sujet. Réfléchissez maintenant aux révélations de notre faiblesse cachée provoquées par les hasards de la vie. Pierre avait hardiment suivi le Christ sans suspecter son propre cœur, jusqu’au moment où ce cœur le trahit à l’heure de la tentation et l’entraîne à renier son Maître. David vécut des années d’obéissance heureuse aussi longtemps qu’il demeura personne privée. Quelle foi paisible et clair­voyante s’exprime dans sa réponse à Saül au sujet de Goliath : « Yahvé qui m’a sauvé de la griffe du lion et de l’ours me sauvera des mains de ce Philistin. » Et ce n’est pas vrai seulement des années vécues à l’écart, mais de celles où il connut de rudes épreuves : sou­mis aux mauvais traitements de Saül, il resta fidèle à son Dieu ; pen­dant des années il persévéra, fortifia son courage et apprit la crainte du Seigneur. Mais le pouvoir et la richesse affaiblirent sa foi et fini­rent par l’emporter. Vint l’heure où un prophète put lui rétorquer : « Cet homme, c’est toi », cet homme que tu condamnes. Il était resté fidèle en paroles à ses principes, mais les avait abandonnés dans son cœur. Ézéchias est un autre exemple d’homme religieux qui supporte bien l’adversité, mais qui retombe pour un temps sous l’effet de la tentation de la prospérité, et cela après que d’extraordinaires signes de pardon lui eurent été prodigués. Et si de pareilles choses arrivent aux saints qui ont la faveur de Dieu, quel peut bien être à ses yeux notre état spirituel réel ? C’est une grave pensée. L’avertissement qu’il faut en déduire est le suivant : ne jamais croire dûment nous connaître tant que nous n’avons pas été soumis à divers types de tentation et mis à l’épreuve de tous côtés. Le fait d’être intègre par un côté de nous-mêmes ne garantit pas que nous le soyons par un autre. Nous ne savons pas comment nous agirions si nous étions soumis à des tenta­tions différentes de celles que nous avons connues jusqu’ici. Cette pensée devrait nous garder humbles. Nous sommes pécheurs, mais nous ne connaissons pas l’ampleur de notre péché. Lui seul la connaît, qui est mort pour nos péchés.

3. Tout cela, nous ne pouvons que le reconnaître : à savoir que nous ne nous connaissons pas là où nous n’avons pas été soumis à l’épreuve. Mais il faut aller plus loin : et si nous ne nous connaissions pas là-même où nous avons été soumis à l’épreuve et trouvés fidèles ? C’est un fait remarquable souvent observé : si nous considérons cer­tains des plus grands saints de l’Écriture, nous découvrirons que les fautes que l’on a retenues d’eux se sont produites dans le domaine où chacun avait subi le plus de mises à l’épreuve, et où il avait en général fait preuve de la plus parfaite obéissance. C’est par manque de foi que le fidèle Abraham renia sa femme. C’est par une parole d’emporte ment que Moïse, le plus doux des hommes, fut exclu de la Terre pro­mise. La sagesse de Salomon céda à la tentation de se prosterner devant les idoles. Et Barnabé, le fils de consolation, eut avec saint Paul une vive altercation. Si donc des hommes qui avaient d’eux-mêmes une connaissance supérieure à celle que nous avons incontes­tablement de nous-mêmes avaient en eux tant de faiblesse cachée, même dans les aspects de leur caractère les moins critiquables, que devrons-nous penser de nous-mêmes ? Et si nos vertus mêmes sont à ce point entachées d’imperfection, quelles doivent être les multiples occasions inconnues de céder au mal qui alourdissent la gravité de nos fautes ? C’est une troisième présomption contre nous.

4. Réfléchissez aussi à ceci : nul ne commence son propre examen de conscience, nul ne prie pour se mieux connaître (la prière de David dans notre texte) sans découvrir en lui-même quantité de défauts jusque-là totalement ou presque totalement inconnus de lui. Qu’il en est bien ainsi, c’est ce que nous apprenons à la lecture des vies d’hommes de bien et par l’expérience que nous avons des autres. D’où il s’ensuit que ce sont toujours les hommes les plus justes qui sont les plus humbles, car ayant une plus haute idée de l’excellence que les autres hommes et se connaissant mieux, ils entrevoient l’éten­due et la profondeur de leur nature pécheresse, et ce regard sur eux-mêmes leur cause scandale et effroi. Cela est incompréhensible à la majorité des hommes et s’il arrive que l’autocondamnation coutumière aux âmes religieuses se manifeste en paroles, le commun des mortels croit y voir de l’affectation ou un étrange dérangement d’esprit, ou encore l’effet d’un accès accidentel de mélancolie ou d’agitation mentale. Or l’accusation qu’un juste porte contre lui-même témoigne en réalité contre toutes les personnes irréfléchies qui l’entendent et constitue un appel à leur propre examen de conscience. Il ne fait pas de doute que plus nous nous examinons plus nous trou­vons en nous d’imperfection et d’ignorance.

5. Mais à supposer même qu’un homme persévère dans la prière et la vigilance jusqu’à sa mort, il n’atteindra toutefois jamais le fond de son cœur. Parviendrait-il à se connaître toujours plus à mesure qu’il agit avec plus de conscience et de sérieux, il reste que la pleine révé­lation des secrets qui s’y cachent est réservée à un autre monde. Et quand viendra le dernier jour, qui pourra décrire l’effroi et l’horreur de celui qui aura vécu pour lui-même ici-bas, qui aura donné libre cours à sa volonté perverse, suivi ses propres notions hasardeuses de vérité et de mensonge, éludé la croix et les reproches du Christ, au moment où ses yeux s’ouvriront enfin devant le trône de Dieu, et que tous ses innombrables péchés, son éloignement habituel de Dieu, l’abus qu’il a fait de ses talents, le mauvais usage et le gaspillage de son temps, la nature fondamentalement pécheresse et inexplorée de son caractère seront clairement et pleinement révélés à son regard ? À vrai dire, même pour les bons et fidèles serviteurs du Christ cette perspective a de quoi effrayer. « Le juste », nous dit-on, « est à peine sauvé ‘. » Alors le juste subira la pleine vision de ses fautes, qu’il n’a cessé de chercher à obtenir sur terre, qu’il a partiellement réussi à obtenir, même si la vie n’a pas été assez longue pour qu’il les connaisse et les maîtrise toutes. Il est sûr qu’il nous faudra tous subir cette vision terrible et terrifiante de ce que nous sommes réellement. Cette ultime épreuve de l’âme par le feu qui précède son acceptation, tourment et seconde mort spirituels pour tous ceux qui ne seront pas alors soutenus par la force de celui qui est mort afin de les faire sortir indemnes de cette épreuve et en qui ils ont mis sur terre leur foi.

Frères, je fais appel à votre raison : ces vues de l’esprit sont-elles en substance honnêtes et justifiées ? Si oui, j’en appelle alors à votre conscience pour vous demander si elles sont pour vous une nou­veauté. Car si vous n’avez même pas encore réfléchi à votre condition réelle, si vous ne savez même pas à quel point vous vous connaissez peu, comment pouvez-vous en toute bonne foi vous purifier en vue de l’autre monde, ou suivre la voie étroite ?

Et pourtant n’y a-t-il pas de grandes chances pour que nombre de ceux qui m’écoutent n’aient pas une connaissance suffisante d’eux-mêmes, ni un sens suffisant de leur ignorance, et que leur âme soit en conséquence en danger ! Ce ne sont pas les ministres du Christ qui peuvent dire qui sont et qui ne sont pas les vrais élus : mais quand on considère les difficultés qu’il y a à se bien connaître, cela devient pour chacun de vous une question extrêmement grave et immédiate que de se demander s’il vit ou non dans l’illusion sur soi-même, et s’il n’entretient pas sur son état spirituel des idées bien plus rassurantes qu’il n’est en droit de le faire. Car rappelez-vous les obstacles rencon­trés sur le chemin de la connaissance de vous-mêmes ou de la prise de conscience de votre ignorance : alors jugez vous-mêmes.

1. Tout d’abord la connaissance de soi ne vient pas toute seule : elle suppose un effort et un travail. Cette connaissance de notre propre cœur n’est pas plus naturelle que ne l’est l’apprentissage des langues. L’effort même d’une réflexion soutenue est en soi pénible pour bien des hommes ; sans parler de la difficulté de réfléchir correc­tement. Nous demander pourquoi nous faisons ceci ou cela, tenir compte des principes qui nous gouvernent et voir si nous agissons dans l’intérêt de notre conscience ou mus par des motifs moins nobles, tout cela est pénible. Nous sommes occupés aux affaires de ce monde et le temps de loisir dont nous disposons, nous le consacrons tout naturellement à un usage moins grave et moins ennuyeux.

2. Ensuite entre en jeu notre amour-propre. Ce qui prime en nous c’est l’espoir que tout ira pour le mieux, ce qui nous dispense d’un examen de soi ennuyeux. L’amour-propre est garant de notre sécurité. Nous tenons pour une garantie suffisante de reconnaître tout au plus l’existence de certains défauts éventuels et de les faire entrer en ligne de compte lorsque nous dressons le bilan de notre conscience, alors que, si la vérité nous était connue, nous verrions que nous n’avons que des dettes, des dettes plus grandes que nous ne saurions l’imagi­ner, et sans cesse croissantes.

3. Et c’est ce jugement favorable sur nous-mêmes qui l’emportera tout spécialement si nous avons la malchance de bénéficier d’une santé et d’une bonne humeur sans faille, et d’un confort domestique sans accroc. La santé du corps et de l’esprit est un grand bienfait si nous pouvons la supporter ; mais si elle n’est mise à l’épreuve ni par les veilles ni par les jeûnes elle induira bien souvent un homme dans l’erreur qui consiste à se juger bien meilleur qu’il n’est en réalité. La résistance que rencontre notre volonté de bien agir, qu’elle vienne du dedans ou du dehors, met à l’épreuve nos principes. Mais quand tout se passe bien, quand nous n’avons qu’à former des vœux et que la capacité de les réaliser nous est acquise, nous ne pouvons alors distin­guer si nous agissons ou non par sens du devoir. Quand quelqu’un a bon moral, il est satisfait de tout et de lui-même en particulier. Il est capable d’agir avec vigueur et promptitude, et il confond cette énergie purement naturelle avec la force de la foi. Il est gai et satisfait, et il confond cela avec la paix du Christ. Et s’il est heureux dans sa famille, il confond l’affection purement naturelle avec la charité chré­tienne et le caractère dûment éprouvé de l’amour chrétien. Bref, il vit dans un rêve d’où rien n’aurait pu le tirer si ce n’est une profonde humilité, et d’où rien ne le tire habituellement si ce n’est une vive affliction.

D’autres circonstances fortuites sont fréquemment la cause de sem­blables illusions sur nous-mêmes. Tant que nous restons à l’écart du monde, nous ne nous connaissons pas. C’est aussi le cas après toute grâce ou épreuve qui nous a profondément marqués et qui a donné pour un temps une forte impulsion à notre obéissance ; c’est aussi le cas lorsque nous poursuivons de toutes nos forces quelque objectif juste qui nous excite l’esprit et pour un temps le ferme à la tentation : dans tous ces cas nous sommes prêts à penser beaucoup trop de bien de nous-mêmes. Le monde s’est éloigné ou du moins nous sommes insensibles à ses séductions. Et nous prenons notre tranquillité pure­ment temporaire ou notre ferveur trop ardente, l’une pour la paix du Christ, l’autre pour du zèle chrétien.

4. Il nous faut ensuite considérer la force de l’habitude. Notre conscience au début nous met en garde contre le péché, mais si nous ne tenons pas compte de ses avertissements, elle cesse bientôt de nous adresser des reproches, et c’est ainsi que des fautes jadis connues deviennent avec le temps des fautes cachées. Il semble alors (et cela a de quoi nous surprendre) que plus nous sommes pécheurs et moins nous le savons. Car plus nous péchons souvent, moins cela nous attriste. Je crois que beaucoup d’entre nous peuvent, s’ils y réfléchis­sent, se rappeler des exemples pris dans leur propre expérience de l’oubli progressif d’actions perverses qui jadis nous ont choqués. Telle est la force de l’habitude. C’est par elle par exemple que des hommes en viennent à se permettre diverses sortes de malhonnêtetés. Ils finissent par affirmer ce qui est faux ou ce qu’ils ne sont pas sûrs d’être vrai dans le déroulement de leurs affaires. Ils se laissent entraî­ner à tricher et ils sont encore plus susceptibles de tomber dans des agissements vils et égoïstes sans s’en rendre compte, tout en poursui­vant consciencieusement leur pratique religieuse, et en affichant une certaine forme de religion. Ou bien encore leur vie sera-t-elle faite d’habitudes d’autosatisfaction, comme se nourrir et boire plus qu’il n’est légitime, exhiber un luxe et un faste inutiles dans l’agencement de leur maison, sans la moindre hésitation. Et ils sont bien loin de considérer comme un devoir pour les chrétiens de vivre dans la sim­plicité des mœurs et l’abstinence. Or nous ne pouvons imaginer qu’ils aient toujours considéré comme justifié leur mode de vie actuel, car d’autres ne laissent pas d’être frappés par ce que ce mode de vie a d’inconvenant ; et ce que d’autres éprouvent aujourd’hui, ils l’ont sans doute jadis éprouvé.

Mais telle est la force de l’habitude. Il en va de même, pour prendre un troisième exemple, pour l’obligation de la prière personnelle : on commence par l’omettre à regret, mais bientôt dans l’indifférence. Mais ce n’est pas parce que nous ne la ressentons pas comme telle que cette omission est moins une faute. L’habitude en a fait une faute cachée.

5. À la force de l’habitude il faut ajouter celle de la coutume. Chaque époque a ses propres déviances, et ces dernières ont une influence telle que même les justes, ayant à vivre dans le monde, se laissent inconsciemment égarer par elles. Il fut un temps où régnait une haine féroce et persécutrice des hétérodoxes en matière de doc­trine chrétienne ; à une autre époque, ce fut une odieuse surestimation de la fortune et des moyens d’y parvenir ; à une autre encore, la véné­ration idolâtre des facultés purement intellectuelles ; à une autre époque, un relâchement des mœurs ; à une autre le mépris des rites et de la discipline de l’Eglise. Les plus religieux des hommes, s’ils ne sont pas particulièrement attentifs, subissent l’empire des modes de leur temps et en souffrent comme Lot dans Sodome la corrompue, même si c’est inconsciemment. Toutefois leur ignorance du mal ne change pas la nature de leur faute : faute elle demeure, mais la cou­tume en fait une faute cachée.

6. Voyons maintenant quel est notre principal guide au milieu des coutumes perverses et séductrices du monde : c’est de toute évidence la Bible. « Le monde passe, mais la parole du Seigneur demeure pour toujours. » Quelles doivent être l’étendue et la force acquises par cette emprise secrète du mal sur nous, quand nous considérons à quel point nous lisons peu l’Écriture ! Notre conscience se corrompt, c’est vrai. Mais les paroles de vérité, bien qu’effacées de notre esprit, demeurent dans l’Écriture, resplendissant de leur jeunesse et de leur pureté éternelles. Malgré cela, nous n’étudions pas l’Écriture, qui réveillerait et rafraîchirait notre esprit. Demandez-vous, mes frères, ce que vous connaissez de la Bible. Y a-t-il une de ses parties que vous ayez lue attentivement et dans son ensemble ? L’un des Évangiles, par exemple ? En savez-vous bien davantage sur les œuvres et les paroles de notre Seigneur que ce que vous avez entendu lire à l’église ? Avez-vous comparé ses préceptes, ou ceux de saint Paul ou de tout autre apôtre, à votre conduite quotidienne ? Avez-vous prié, vous êtes-vous efforcé d’agir selon ces préceptes ? Avez-vous prié pour y parvenir ? Si oui, tout va bien jusque-là – persévérez dans ce sens. Sinon, il est clair que vous n’avez (car vous n’avez pas cherché à l’avoir) aucune notion de la perfection chrétienne qu’il est de votre devoir de chercher à atteindre, ni aucune notion de votre réel état de péché. Vous êtes au nombre de ceux qui « ne viennent pas à la lumière, de peur que leurs œuvres ne soient démontrées coupables ».

Ces remarques peuvent servir à nous convaincre de la difficulté de bien nous connaître et du danger auquel nous sommes en consé­quence exposés, de la difficulté aussi de parler de paix à notre âme alors qu’il n’y a pas de paix.

Nous avons beaucoup de choses contre nous, c’est évident. Mais la récompense qui nous attend ne vaut-elle pas un combat ? Ne vaut-elle pas la souffrance et l’inconfort d’aujourd’hui afin d’échapper au feu qui ne s’éteint pas ? Pouvons-nous supporter l’idée de descendre dans la tombe la tête chargée du fardeau de péchés ignorés et sans repentir ? Pouvons-nous nous satisfaire d’une foi au Christ irréelle au point de ne pas suffisamment inclure l’humilité, la louange ou le désir de sainteté, et l’effort pour y parvenir ? Car comment pouvons-nous ressentir le besoin de son aide, ou notre dépendance envers lui, ou notre dette envers lui, ou la nature du don qu’il nous fait, si nous ne nous connaissons pas ? Comment peut-on bien dire de nous que nous avons cet «esprit du Christ» auquel l’Apôtre nous exhorte, si nous sommes incapables de le suivre sur les sommets comme dans les abîmes ; si nous ne discernons pas dans une certaine mesure la cause et le sens de ses souffrances, mais considérons au contraire le monde, l’homme, la Providence sous un jour différent de celui que nous four­nissent ses paroles et ses actions ? Si vous ne recevez la vérité révélée qu’à travers vos yeux et vos oreilles, vous croyez à des mots, non à des choses : vous vous abusez. Il se peut que vous vous jugiez solides dans la foi, mais vous ne savez véritablement rien. L’obéissance aux commandements de Dieu, qui implique la connaissance du péché et de la sainteté et le désir et la volonté de plaire au Seigneur, voilà le seul mode effectif d’interprétation des Écritures. Sans la connaissance de soi on n’a aucune emprise sur soi-même. On peut persévérer pour un temps, mais sous l’effet de l’affliction ou de la persécution, la foi qu’on a ne dure pas. Et c’est pourquoi beaucoup à notre époque (comme à toutes les époques) deviennent infidèles, hérétiques, schismatiques, critiques méprisants et déloyaux de l’Église. Ils rejettent la forme extérieure de la foi parce que cette dernière n’a jamais été pour eux autre chose qu’une forme extérieure. Ils ne persévèrent pas parce qu’ils n’ont jamais goûté à quel point le Seigneur est grâce ; et ils n’ont jamais eu l’expérience de sa puissance et de son amour parce qu’ils n’ont jamais eu connaissance de leur propre faiblesse et de leur propre indigence. Ce qui sera peut-être la condition future de cer­tains d’entre nous si nous endurcissons aujourd’hui notre cœur, c’est l’apostasie. Viendra peut-être le jour, même ici-bas, où l’on nous trouvera ouvertement parmi les ennemis de Dieu et de son Église.

Mais à supposer même que cette honte présente nous soit épargnée, à quoi servira-t-il à un homme de faire profession de foi sans com­prendre ? de dire qu’il a la foi s’il n’a pas les œuvres? Dans ce cas nous resterons, dans la vigne céleste, des ceps rabougris, des ceps qui, privés de la sève, sont stériles ; et à la fin des temps nous deviendrons objets de honte à la face du Christ et de ses saints anges, « arbres de fin de saison, sans fruits, deux fois morts, déracinés », même si nous mourons en communion extérieure avec l’Eglise.

Penser à ces choses, en être alarmé, c’est faire le premier pas vers une obéissance acceptable. Être à l’aise, c’est être en danger. Nous connaîtrons nécessairement la malignité du péché après la mort si nous ne l’apprenons pas ici-bas. Que Dieu nous accorde à tous la grâce de choisir aujourd’hui la douleur du repentir afin de nous pré­server de la colère qui vient.

Trad. Maurice et Simone Montabrut.

John Henry Newman, Sermons Paroissiaux vol 1 (La vie chretienne) sermon 4, Cerf, Paris 1993, pp. 61-74.