Le Christ chaché au monde.

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Fête de Noël, 25 décembre 1837

« La lumière luit dans les ténèbres, et les ténè­bres ne l’ont pas comprise » (Jn 1, 5).

Une foule de pensées jaillissent dans notre esprit lorsque nous contemplons le séjour de notre Seigneur Jésus Christ sur la terre ‘ ; mais aucune d’entre elles ne nous émeut et ne nous impressionne plus que celle de l’obscurité qui l’a marqué. Je ne veux pas dire ici l’humi­lité de sa condition, le fait qu’il fut humble, mais bien l’obscurité qui l’a enveloppé, le secret qu’il a observé. Ce trait qui caractérise son premier avènement, l’Écriture y fait très souvent référence comme dans notre texte en exergue : « La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas comprise. » Il contraste avec ce qui est prédit concernant son second avènement. Alors, « tout œil le verra ». Ce qui implique que tous le reconnaîtront. Au contraire, lorsqu’il est venu pour la première fois, beaucoup l’ont vu, mais bien peu l’ont reconnu. Cela avait été prophétisé : « Quand nous le verrons, il n’aura pas en lui de beauté pour attirer nos regards. » Au terme de son ministère, il déclare à l’un des Douze qu’il avait choisis comme ses amis : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, Philippe, et tu ne me connais pas encore ? ».

Je me propose de vous exposer quelques-unes des réflexions que fait venir à la pensée une circonstance si solennelle ; j’espère qu’avec la bénédiction de Dieu, elles pourront vous être profitables.

1. Tout d’abord, passons en revue quelques-unes des circonstances qui ont marqué son séjour sur la terre. Sa condescendance l’a fait descendre du ciel en quittant la gloire de son Père et en assumant notre chair ; elle dépasse tellement le pou­voir des mots et de la pensée qu’on pourrait croire, à première vue, que peu importait qu’il vînt en prince ou en mendiant. Cependant, tout compte fait, il est bien plus admirable qu’il ait choisi une basse condition pour la raison suivante : on aurait pu penser d’emblée que tout en condescendant à venir sur la terre, il n’entendait pas s’exposer à l’indifférence et au mépris. Les riches, en effet, ne sont pas objet de mépris pour le monde, alors que les pauvres le sont. S’il était venu en grand prince ou en membre de la noblesse, le monde n’aurait pas su davantage qu’il était Dieu, mais il l’aurait du moins regardé avec res­pect et honoré comme un prince. Mais en venant dans une basse condi­tion, il a assumé une humiliation supplémentaire, le mépris. Car il a été l’objet du mépris, de la moquerie, de la grossière indifférence et de la rude profanation de la part de ses créatures.

Quelles ont donc été les réelles circonstances de sa venue ? Sa mère est une femme pauvre. Elle se rend à Bethléem pour le recensement ; elle voyage quand elle aurait souhaité rester chez elle. Là, elle ne trouve pas de place à l’auberge. Elle est obligée de se réfugier dans une étable. Elle met au monde son Fils premier-né et le dépose dans une mangeoire. Ce bébé qui naît et qui est placé dans de telles condi­tions n’est autre que le Créateur du ciel et de la terre, le Fils éternel de Dieu.

Le voilà donc né d’une femme pauvre, déposé dans une mangeoire, formé à l’humble métier de charpentier. Quand il s’est mis à prêcher l’Évangile, il n’avait pas de lieu où reposer la tête ; et à la fin, il a été mis à mort ; il a souffert une mort infamante et odieuse, la mort qui était alors celle des criminels.

Durant les trois dernières années de sa vie, il a prêché, certes, l’Evan­gile, ainsi que nous le lisons dans l’Écriture. Mais il n’a pas commencé à le faire avant l’âge de trente ans. Pendant les trente premières années de son existence, il a mené, semble-t-il, la vie d’un pauvre d’au­jourd’hui. Jour après jour, saison après saison, hiver et été, une année après l’autre sont passés pour lui comme il arrive à n’importe lequel d’entre nous. De bébé porté sur les bras il est devenu un enfant, et ensuite un jeune garçon ; il a ainsi grandi « tel un tendre arbrisseau », croissant en sagesse et en taille. Ensuite, il a exercé, semble-t-il, le métier de Joseph, lequel passait pour être son père. Il paraît avoir mené une vie ordinaire, sans grands événements, jusqu’à ce qu’il ait atteint sa trentième année. Quelle merveille que tout cela, qu’il ait vécu ici, sans rien accomplir d’important, et si longtemps ! Qu’il ait vécu ici, simplement pour vivre, semble-t-il, sans prêcher, sans rassembler des disciples, sans poursuivre apparemment d’aucune manière le but qui l’avait fait descendre du ciel ! Sans aucun doute, il y avait dans les desseins de Dieu de profondes et sages raisons pour qu’il restât si longtemps dans l’obscurité. Je veux dire seulement que, pour nous, elles restent inconnues.

Une chose est remarquable, également, c’est que son entourage paraît l’avoir traité en égal. Ses frères, c’est-à-dire ses proches parents, ses cousins, ne croyaient pas en lui. Et, fait digne d’observation, pareil­lement, quand il a commencé à prêcher et que la foule s’est pressée autour de lui, on nous dit : « Lorsque ses proches l’eurent appris, ils vinrent pour se saisir de lui, car ils disaient qu’il avait perdu l’esprit. » Ils le traitèrent comme nous serions portés à le faire, et avec raison, aujourd’hui, avec un individu ordinaire qui se mettrait à prêcher dans la rue. Je dis «avec raison» car des personnes de cette sorte ont l’habitude de prêcher un Évangile nouveau, ce qui démontre qu’elles sont dans l’erreur. Elles prêchent, du reste, sans aucun mandat, en opposition à l’égard de l’autorité, ce qui dénote aussi leur fausseté. C’est pourquoi nous sommes souvent tentés d’affirmer que ces indi­vidus « ont perdu la tête », qu’ils sont fous ; et c’est ajuste titre. C’est souvent faire preuve de charité que de parler de la sorte, car il vaut mieux être hors de raison qu’en état de révolte. Eh bien, ce que nous pourrions dire d’eux, c’est ce que les amis de notre Seigneur affir­maient de lui. Si longtemps qu’ils aient vécu avec lui, cependant ils ne le connaissaient pas. Ils ne comprenaient pas qui il était. Ils ne voyaient rien qui marquât une différence entre lui et eux. Il s’habillait comme les autres, il mangeait et buvait comme les autres, il allait et venait, il parlait, il marchait et il dormait comme les autres. À tous égards, il était un homme, sauf qu’il ne commettait pas de péché. Cette grande différence, la foule ne la discernait pas, car aucun d’entre nous ne comprend ceux qui sont bien meilleurs que lui. De telle sorte que le Christ, le Fils de Dieu sans péché, pourrait vivre tout près de nous sans que nous ne nous en apercevions.

2. J’affirme que le Christ, le Fils de Dieu sans péché, pourrait, aujourd’hui, vivre dans le monde comme notre voisin le plus proche, peut-être sans que nous le découvrions. Voilà une pensée à laquelle nous devrions nous attacher. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas quantité de gens dont nous pourrions être sûrs qu’ils ne sont pas le Christ. Il s’agit naturellement de tous ceux qui mènent une vie de mal et d’impiété. Mais nombre de personnes ne font d’aucune manière preuve d’impiété ou ne méritent aucun sérieux reproche et, à première vue, se ressemblent beaucoup ; et pourtant, aux yeux de Dieu, elles sont très différentes. Je veux parler de la grande masse des personnes dites respectables, aux caractères très divers. Certaines ne sont sim­plement que convenables et extérieurement correctes ; mais elles sont dépourvues d’un vrai sens spirituel, nullement disposées à renoncer à elles-mêmes, sans aucun amour fervent de Dieu, mais aimant le monde. Elles ont tout intérêt à mener une vie régulière et ordonnée, elles n’éprouvent pas de violentes passions, elles ont été formées de bonne heure à la régularité, et leurs habitudes lui sont conformes ; elles sont simplement elles-mêmes, convenables et correctes, mais guère plus. Il y en a d’autres, au contraire, qui donnent au monde la même impres­sion, alors que, dans le cœur, elles sont très différentes. Elles ne se font nullement remarquer; elles suivent la même route tranquille et ordinaire que les autres ; mais, en réalité, elles s’efforcent d’atteindre les saints dans le ciel. Elles font tout leur possible pour se transformer, pour devenir semblables à Dieu, pour lui être obéissantes, pour se discipliner, pour renoncer au monde. Cela, elles le font en secret, à la fois parce qu’elles sont appelées par Dieu à agir ainsi et parce qu’elles ne veulent pas qu’on le sache. Cependant, il en est beaucoup d’autres qui se situent entre ces deux catégories par leur plus ou moins grand attachement au monde et par leur plus ou moins grande foi. Au regard des gens du commun, tous donnent à peu près le même sentiment, parce que la vraie piété est une vie cachée au fond du cœur. Et même si elle ne peut exister sans des actes, ce sont la plupart du temps des actes secrets, de secrètes charités, de secrètes prières, de secrets renon­cements, de secrètes luttes, de secrètes victoires.

Assurément, dans la mesure où les gens sont engagés dans une vie publique, ils se trouvent à la vue de tous, ils sont l’objet de curiosité et, en un certain sens, plus connus que d’autres. Mais je parle à présent de tous ceux qui n’ont que la condition ordinaire d’une vie privée, comme ce fut le cas de notre Seigneur durant trente ans. Ils se res­semblent tous, extrêmement. Et il y en a tellement qu’à moins de les approcher de très près, il est impossible de savoir les distinguer les uns des autres. Nous n’avons aucun moyen de le faire, et ce n’est pas notre affaire. Pourtant, même si nous n’avons nullement le droit de juger autrui, mais devons laisser cela à Dieu, nous en sommes tout à fait sûrs : un homme vraiment spirituel, un saint authentique, si sem­blable qu’il paraisse aux autres hommes, détient une certaine puissance secrète d’attraction sur ceux qui ont la même disposition d’esprit que lui ; il a le pouvoir d’influencer tous ceux qui ont en eux quelque chose de commun avec lui. Aussi est-ce souvent une sorte de test pour reconnaître si nous avons les mêmes inclinations que les saints de Dieu : savoir s’ils exercent sur nous une influence. Bien qu’il nous soit rare­ment donné de discerner sur le moment qui sont les vrais saints de Dieu, cela nous est après tout possible après coup. Alors, en effet, si nous revenons sur le passé, peut-être après leur mort et leur disparition, si nous les avons connus, nous pouvons nous demander quel pouvoir ils ont exercé sur nous, s’ils nous ont attirés, influencés, rendus plus humbles, s’ils ont fait brûler notre cœur, au-dedans de nous. Hélas ! Trop souvent nous trouverons que nous les avons longtemps côtoyés avec la possibilité de les connaître, et que nous ne les avons pas connus. C’est là pour nous, réellement, une lourde condamnation. De ce fait l’histoire de notre Sauveur nous fournit un exemple d’autant plus fort qu’il était plus saint. Plus un homme est saint, moins il est compris par les hommes mondains. Tous ceux qui ont quelque étincelle de foi vivante, dans une certaine mesure, le comprendront. Et la plupart d’entre eux seront d’autant plus attirés par lui qu’il est saint ; ceux, au contraire, qui sont esclaves du monde, seront aveugles à son égard ; plus il est saint, et plus il leur sera objet de mépris et d’aversion. C’est bien ce qui est arrivé à notre Seigneur. Il était le Très-Saint ; mais « la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas comprise ». Ses proches parents n’ont pas cru en lui. Et s’il en a été ainsi, pour la raison que j’ai dite, nous pouvons naturellement nous demander si nous l’aurions mieux compris qu’ils ne l’ont fait ; si, l’ayant eu comme notre plus proche voisin ou même comme membre de notre famille, nous l’aurions distingué de tout autre homme au comportement correct et posé. Ou, au contraire, tout en le traitant avec respect (quel terme, quelle façon de parler de celui qui est le Très-Haut !), si nous serions allés jusqu’à le trouver bizarre, excentrique, extravagant et lunatique. Encore moins aurions-nous su discerner quelque étincelle de cette gloire qu’il avait avec le Père avant que le monde existe, gloire qui se trouvait tout à fait voilée, mais nullement étouffée par son taber­nacle terrestre. Voilà, en vérité, une pensée redoutable : il aurait pu être près de nous si longtemps, sans que nous eussions rien vu de merveilleux en sa personne ; ne serait-ce pas une preuve évidente que nous ne sommes pas des siens, car « ses brebis reconnaissent sa voix et le suivent ». Ne devrions-nous pas regarder ce fait comme la preuve évidente que nous ne saurions pas le reconnaître, ni admirer sa gran­deur, adorer sa gloire, aimer sa perfection si nous étions admis au ciel en sa présence ?

3. Nous voilà amenés à une autre réflexion très grave que je veux développer. Nous sommes souvent enclins à souhaiter être nés au temps du Christ. Nous trouvons dans ce fait une excuse à notre incon­duite quand notre conscience nous fait des reproches. Si nous avions eu l’avantage, disons-nous, de vivre auprès du Christ, nous aurions eu de plus fortes motivations, une plus grande retenue pour éviter le péché. À cela je réponds : bien loin que nos habitudes pécheresses eussent été corrigées par la présence du Christ, il y a des chances que ces mêmes habitudes nous eussent empêchés de le reconnaître. Nous n’aurions pas su qu’il était présent ; et même s’il nous avait dit qui il était, nous n’aurions pas cru en lui. Oui, même si nous avions vu ses miracles (cela peut paraître incroyable), ils ne nous auraient pas fait d’impression durable. N’allons pas plus loin sur ce sujet. Considérez seulement le fait que Christ pourrait se trouver tout près de nous, sans qu’il opère des miracles et que nous ne le saurions pas. Ce serait, je crois, à la lettre, le cas de la plupart des gens. Mais j’en ai assez dit sur ce point. Voilà où je veux en venir : je désire que vous remarquiez quelle terrible lumière cela jette sur nos perspectives de vie dans l’au-delà. Nous croyons que le ciel sera un lieu de bonheur pourvu que nous y arrivions. Mais, selon toute probabilité, à en juger d’après ce qui arrive ici-bas, un mécréant, transporté au ciel, ne saurait pas qu’il est au ciel. Sans pousser plus avant cette question, je me demande, à l’inverse, si le fait de se trouver au ciel, avec le poids de son impiété, ne constituerait pas pour lui un réel supplice et n’allumerait pas en son être les flammes de l’enfer. Ce serait certes là une terrible manière de réaliser où il se trouve. Mais prenons ce cas moins tragiquement : supposons qu’il puisse demeurer au ciel sans être damné ; est-ce qu’il n’ignorerait pas au moins, semble-t-il, qu’il s’y trouve ? Il n’y verrait rien de merveilleux. Jamais des hommes ne purent approcher Dieu d’aussi près que ceux qui se saisirent de lui, qui le frappèrent, qui crachèrent sur lui, qui le chassèrent devant eux, qui le dépouillèrent, qui étendirent ses membres sur la Croix, qui l’y clouèrent, qui l’y dressèrent et qui restèrent à le regarder, qui le raillèrent, qui lui don­nèrent du vinaigre, qui vérifièrent s’il était mort, et à la fin le trans­percèrent d’un coup de lance. Pensée qui remplit d’effroi : l’homme n’a jamais approché Dieu d’aussi près sur la terre que dans le blas­phème ! Lesquels, parmi ceux qui suivent, sont venus le plus près de lui, de saint Thomas à qui il a été permis d’étendre la main pour toucher avec respect ses plaies, de saint Jean qui a reposé sur sa poi­trine, ou bien de ces rudes soldats qui l’ont profané membre par mem­bre, et l’ont torturé nerf par nerf? Sa bienheureuse Mère, sans doute, l’a approché encore de plus près. Et nous, croyants, encore davantage, qui le possédons réellement, bien que spirituellement, au-dedans de nous. Mais c’est là une sorte d’approche différente, intérieure. Parmi ceux qui l’ont approché extérieurement, ceux-là sont allés le plus près qui ne savaient rien de lui. Ainsi en est-il des pécheurs. Ils s’appro­cheraient du trône de Dieu, ils le fixeraient stupidement, ils le touche­raient, ils s’introduiraient au milieu des objets sacrés, ils se mettraient là à fouiller et fureter, sans l’idée même de mal faire, cédant à une brutale curiosité, et cela jusqu’à ce que la foudre vengeresse les exter­mine. Tout cela, parce qu’ils n’ont pas de sens pour les guider en ce domaine. Nos sens corporels nous renseignent sur l’approche du bien et du mal sur terre. Les sons, les odeurs, les contacts nous disent ce qui nous environne. Quand nous nous exposons au temps qu’il fait ou quand nous nous exposons au surmenage, nous en sommes conscients. Nous sommes avertis et nous sentons qu’il ne faut pas nous négliger. Mais les pécheurs manquent de sens spirituels ; ils sont incapables de rien prévoir ; ils ne savent ce qui va leur arriver l’instant d’après. Aussi s’engagent-ils sans peur toujours plus loin au milieu des précipices, jusqu’à ce qu’ils y tombent subitement, ou jusqu’à être frappés et à périr. Créatures misérables ! Voilà ce que produit le péché en des âmes immortelles : il les rend pareilles à du bétail égorgé à l’abattoir, qui touche et flaire pourtant les instruments mêmes servant à le détruire.

4. Mais, pouvez-vous me dire, en quoi cela nous concerne-t-il ? Le Christ n’est pas ici. Nous, nous ne saurions d’aucune manière, de cette manière-là ou d’une autre moindre, insulter sa majesté. Mais en som­mes-nous si sûrs ? Sans doute sommes-nous incapables de blasphémer aussi ouvertement ; mais il est possible de le faire d’une autre façon non moins grave. Ils sont souvent plus graves, les péchés qui font moins d’éclat ; elles sont plus amères, les insultes qui font moins de bruit ; ils sont plus profonds, les maux qui sont plus subtils. Ne vous rappelez-vous pas un passage vraiment redoutable : « Et quiconque aura dit une parole contre le Fils de l’Homme, cela lui sera remis ; mais quiconque aura parlé contre l’Esprit saint, cela ne lui sera pas remis4. » Je ne vais pas décider si cette condamnation s’applique ou non aux chrétiens d’aujourd’hui ; cependant, si nous nous rappelons que nous nous trouvons actuellement sous le règne de cet Esprit lui-même dont parle notre Sauveur, cela constituera pour nous un très sérieux problème. Si j’ai cité ce passage, c’est pour montrer qu’il peut y avoir des péchés plus graves que le fait d’insulter et d’atteindre la Personne du Christ, même si nous supposons la chose impossible, et même s’ils ne s’avèrent pas si flagrants et si manifestes. Développons maintenant cette pensée.

Tout d’abord, le Christ est encore sur la terre. Il a dit expressément qu’il allait revenir. La venue du Saint-Esprit est si réellement son avènement que nous pourrions aussi bien affirmer qu’il n’était pas sur terre aux jours de sa chair, quand il était visible dans le monde, que nier qu’il y soit actuellement, quand il s’y trouve par son Saint-Esprit. Voilà, en effet, un mystère : que Dieu le Fils et Dieu l’Esprit saint étant deux personnes restent un, que le Fils puisse être dans l’Esprit et l’Esprit en lui. Mais il en est bien ainsi.

En second lieu, si le Christ est encore sur la terre, pourtant il n’est pas visible (cela ne peut être nié) ; il est clair qu’il se maintient encore dans l’état qu’il avait choisi aux jours de sa chair. Il est, veux-je dire, un Sauveur caché. Et il peut nous arriver (si nous n’y prenons garde) de l’approcher sans le respect et la crainte qui lui sont dus. Où, dis-je, qu’il se trouve (cela est une autre question), encore est-il ici, et tou­jours en secret. Et quels que soient les signes de sa présence, encore faut-il qu’ils soient de telle nature qu’ils laissent les gens douter qu’il soit là. S’ils discutent en déployant finesse et subtilité, ils peuvent s’enfermer, eux et les autres, dans leur perplexité, ainsi que le firent les Juifs aux jours mêmes de sa chair au point qu’il ne leur paraîtra présent nulle part maintenant sur la terre. Quand ils en viennent à le croire loin d’eux, ils sentent naturellement qu’il leur est impossible de l’insulter comme l’ont fait les Juifs autrefois. Et si, néanmoins, il se trouve ici, ils sont peut-être en train de l’approcher et de l’insulter, sans le savoir. Tel a été précisément le cas des Juifs car, eux aussi, ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Il est donc probable que nous pouvons commettre aujourd’hui un aussi grave blasphème que le premier, celui des Juifs, parce que nous sommes sous le régime de cet Esprit saint contre lequel il est possible de commettre des péchés encore plus odieux et qu’aujourd’hui sa présence porte aussi peu témoignage d’elle-même et fait aussi peu impression sur la foule que ne le faisait jadis sa présence corporelle.

Nous voyons une autre raison d’éprouver cette crainte, lorsque nous considérons quels sont aujourd’hui les signes de sa présence. On trou­vera en effet qu’ils sont de nature à conduire les hommes à un manque de respect, à moins de rester humble et vigilant. Par exemple, l’Église est appelée « son Corps ». Ce qu’a été son corps physique lorsqu’il était visible sur terre, voilà ce qu’est maintenant l’Église. Elle est l’instrument de son pouvoir divin. Elle est ce qu’il nous faut approcher pour recevoir ses dons. Elle est ce qu’il n’y a qu’à insulter pour encou­rir sa colère. Mais qu’est l’Église sinon, pour ainsi dire, un corps d’humiliation, qui provoque presque à l’insulte et à l’impiété, quand on ne vit pas de la foi ? C’est un vase de terre encore plus que ne l’était son corps de chair, lequel était du moins pur de tout péché, alors que l’Église est souillée en tous ses membres. Nous savons que ses ministres sont, à tout le moins, imparfaits et sujets à l’erreur, aux mêmes passions que leurs frères. Et pourtant, d’eux il a dit, en parlant non seulement aux Apôtres mais aux soixante-dix disciples (ceux dont les ministres chrétiens sont certainement les égaux par leur fonc­tion) :« Qui vous écoute, m’écoute ; qui vous rejette, me rejette. Et qui me rejette rejette celui qui m’a envoyé. »

De plus, il a fait des pauvres, des faibles, des affligés, les signes et les instruments de sa présence. Et ici encore, il est clair que nous affrontons la même tentation de la négliger ou de la profaner. Tel il a été, tels sont les disciples qu’il a choisis en ce monde. De même que sa condition obscure et sans défense incitait les gens à l’insulter et à le maltraiter, ainsi les mêmes particularités, signes de sa présence, incitent les gens aujourd’hui à l’insulter. Que tels soient ses signes, cela est clair à la lecture de maint passage de l’Écriture. Il dit par exemple des enfants : « Quiconque accueille un petit enfant tel que lui à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille. » Il dit encore à Saul qui persécutait ses disciples : « Saoul, Saoul, pourquoi me per­sécutes-tu ? » Et il nous avertit qu’au dernier jour il dira aux justes : «j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir ». Et il ajoute : « dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait6 ». Il observe le même rapport entre lui-même et ses disciples dans ses paroles adressées aux méchants. Ce qui rend ce passage spé­cialement terrible et prégnant c’est ce fait, qui a déjà été remarqué, que ni les justes ni les méchants ne savaient ce qu’ils avaient fait. Même les justes sont représentés comme n’ayant pas su qu’ils avaient approché le Christ. Ils disent : « Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim et que nous t’avons nourri, avoir soif et que nous t’avons donné à boire ?» À toutes les époques, par conséquent, le Christ est également présent dans le monde ; et pourtant, il ne l’est pas plus publiquement que lors des jours de sa chair.

Une remarque semblable s’applique à ses sacrements : ils sont à la fois très simples et cependant très intimement liés à lui. Dans sa pre­mière lettre aux Corinthiens, saint Paul montre combien il est à la fois facile et redoutable de profaner le Repas du Seigneur, lorsqu’il affirme la gravité des excès des Corinthiens tout en soulignant le manque de « discernement » du Corps du Seigneur. Lorsqu’il est né en ce monde, le monde ne l’a pas connu. Il fut déposé dans une grossière mangeoire, au milieu du bétail. Mais « tous les anges de Dieu l’ont adoré ». Main­tenant encore, il est présent sur un autel, qui peut être très simple de facture et peu mis en valeur par ce qui l’entoure. C’est la foi qui adore, tandis que le monde s’en va.

Prions-le donc d’ouvrir toujours les yeux de notre intelligence, pour que nous fassions partie de son armée céleste, et non de ce monde. De même que les esprits charnels ne sauraient le discerner même dans le ciel, ainsi le cœur spirituel est capable de l’approcher, de le possé­der, de le voir, même sur la terre.

Trad. Marie-Bernard Duvignau et Pierre Poque

John Henry Newman, Sermons Paroissiaux vol 4 (Le paradoxe chrétien) sermon 16, Cerf, Paris 1996, pp. 212-221.