La religion du moment

Classé dans : Sermons | 0

Ce sermon fu prêché le 26 août 1832

« Retenons fermement la grâce, et par elle rendons à Dieu un culte qui lui soit agréable, avec religion et crainte. En effet, notre Dieu est un feu dévorant » (He 12,28-29).

À toutes les époques du christianisme, depuis les premiers temps où il fut prêché, a existé ce que l’on peut appeler une religion du monde, qui imite la seule et vraie religion au point de leurrer ceux qui manquent de constance et de prudence. Le monde ne contrecarre pas la religion en tant que telle. Je dirais même qu’il ne l’a jamais contre carrée. En particulier il a, à toutes les époques, reconnu d’une façon ou d’une autre l’Évangile du Christ, s’est emparé de l’une ou l’autre de ses caractéristiques, et a proclamé qu’il la mettait en pratique; alors qu’en réalité, en négligeant les autres points de la doctrine sacrée, il déformait et dénaturait même cette portion qu’il mettait exclusivement en avant, et parvenait ainsi à ôter toute portée à l’ensemble. En effet, celui qui cultive un seul précepte de l’Évangile à l’exclusion des autres, ne se préoccupe en fait d’aucun de ses éléments. Nos devoirs s’équilibrent mutuellement; et bien que nous soyons trop pécheurs pour les accomplir tous à la perfection, il nous est possible, jusqu’à un certain point, de tous les accomplir et de maintenir un équilibre d’ensemble ; au contraire* si nous nous attachons uniquement à tel ou tel commandement, nous faisons pencher notre esprit dans une mauvaise direction et nous finirons par provoquer sa chute, ce qui est le but de notre adversaire, le Démon.

Tel est bien son but: briser notre force, nous contraindre à toucher la terre – et nous y enchaîner. Dans cette entreprise, le monde est son instrument ; mais il est trop avisé pour lui faire heurter de front la parole de Dieu. Non ! Il fait semblant d’être un prophète, semblable aux prophètes de Dieu. Il appelle aussi ses serviteurs «des prophètes », et ils se mêlent aux survivants épars de l’Église véritable, aux rares Michée qui demeurent encore sur terre, et ils parlent au nom du Seigneur. Dans une certaine mesure, ils disent la vérité ; mais ce n’est pas toute la vérité, et l’expérience quotidienne suffit à nous montrer qu’une demi-vérité est souvent le plus grossier et le plus pernicieux des mensonges.

Même aux premiers siècles de l’Église, alors que la persécution sévissait encore, il suscita parmi les philosophes d’alors une contrereligion qui avait certains traits du christianisme, mais qui était en fait son ennemi acharné ; et elle dérouta et conduisit au naufrage la foi de ceux qui n’aimaient pas Dieu de tout leur cœur.

Le temps passa, et il inventa une seconde idole ressemblant au vrai Christ, une idole qui demeura de longues années dans le temple de Dieu. Ce fut une époque brutale et cruelle. Satan se saisit du côté sombre de l’Évangile : ses mystères vertigineux, sa splendeur terrifiante, sa justice souveraine et inflexible ; et il réduisit à cela son tableau de la vérité. « Dieu est un feu dévorant » : c’est ce que dit le texte de ce sermon, et nous le savons bien. Mais nous en savons plus : nous savons que Dieu est également amour ; pourtant Satan n’inclut pas cela dans sa religion, qui devint une religion de crainte. La religion du monde fut alors une religion terrible. Les superstitions se multiplièrent, ainsi que les cruautés. À la noble constance, à la gracieuse austérité du vrai chrétien succédèrent des spectres terrifiants, à l’œil dur, au front hautain ; tels furent les modèles et les tyrans d’un peuple abusé.

Quelle est la ruse de Satan aujourd’hui ? Elle est très différente, mais peut-être plus pernicieuse encore. Je vais essayer de la démasquer, ou plutôt de faire quelques suggestions pour aider ceux qui pensent qu’il vaut la peine de la démasquer; il s’agit en effet d’un sujet trop vaste et trop difficile pour les circonstances de ce jour, et, après tout, nul ne peut détecter le mensonge pour autrui – c’est à chacun de le faire lui-même ; nous ne pouvons que nous entraider.

En quoi consiste actuellement la religion du monde ? Elle s’est emparée du côté lumineux de l’Évangile, de son message de réconfort, de ses préceptes d’amour ; tous les aspects plus sombres et plus secrets de la condition et de la destinée humaines sont plus ou moins passés sous silence. Ce genre de religion convient par nature à une époque civilisée, et Satan lui a donné des atours et une forme définitive destinés à en faire une idole de la Vérité. À mesure que l’on développe la raison, que l’on forme le goût et raffine les affections et les sentiments, il est évident que partout la politesse et la grâce se répandent sur la face de la société, sans que la Révélation y soit pour rien. Cette beauté, cette délicatesse de la pensée, dont l’attrait est si puissant dans les livres, s’étendent ensuite à la conduite de la vie, à tout ce que nous possédons, tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes. Nos manières sont courtoises, nous évitons de faire de la peine ou de blesser ; nos propos sont empreints de correction ; nos obligations envers autrui sont accomplies avec scrupule. Notre sens des convenances se manifeste jusque dans les dispositions de notre vie familiale, dans la décoration de nos demeures, dans nos distractions, mais aussi dans notre pratique religieuse. Le vice est désormais inconvenant et répugnant pour l’imagination ou, comme on dit parfois familièrement, « de mauvais goût ». On fait ainsi peu à peu de l’élégance le critère et l’étalon de la vertu : on ne considère plus que cette dernière a des droits intrinsèques sur notre cœur, ni d’existence propre, sauf dans la mesure où elle garantit la paix et le bien-être d’autrui. On ne reconnaît plus la conscience comme un arbitre souverain des actions et on ôte toute portée à son autorité ; dans l’esprit des hommes, on installe à sa place d’une part le prétendu sens moral, considéré comme le simple amour du beau, et d’autre part la loi de la Convenance, qui se substitue sur-le-champ à la conscience pour les détails de la conduite. Or la conscience est un principe austère, rébarbatif ; elle nous parle de faute à expier, de châtiment à venir. C’est pourquoi, lorsque la terreur qu’elle inspire disparaît, on voit aussi disparaître, dans la croyance du moment, ces images terrifiantes du courroux divin si nombreuses dans les Écritures. On les escamote. Tout est lumineux et riant. La religion est plaisante et facile ; la bonté est la vertu principale ; l’intolérance, le sectarisme, l’excès de zèle sont les péchés les plus graves. L’austérité est une absurdité ; même la constance est considérée d’un œil hostile et soupçonneux. D’autre part, on désapprouve toute conduite ouvertement dissolue ; il est malséant de boire, il est vulgaire de jurer et de blasphémer. En outre la religion, qui n’a pas l’attrait de la nouveauté, paraît le plus souvent bien ennuyeuse à un esprit cultivé qui tire son plaisir des mille aspects de la littérature et du savoir, qui s’intéresse à l’avalanche de découvertes scientifiques ainsi qu’aux informations sans cesse renouvelées, politiques ou autres, qui nous parviennent des pays étrangers. Aussi recherche-t-on et accueille-t-on avec fébrilité des sensations fortes. Pour satisfaire cette soif créée par la prétendue diffusion du savoir, il faut des nouveautés en religion, de nouveaux systèmes et de nouveaux plans, de nouvelles doctrines, de nouveaux prédicateurs. L’esprit devient d’une sensibilité et d’une exigence maladives ; il ne se satisfait pas des choses telles qu’elles sont, et aspire au changement pour le changement, comme si toute modification était en soi une promesse de soulagement.

Mais je voudrais que vous cessiez pendant un instant de penser au christianisme, et que vous vous demandiez si le degré de raffinement que j’ai essayé de décrire n’est pas celui auquel les hommes pourraient parvenir, indépendamment de toute religion, par le simple effet de l’éducation et de la civilisation ; et si, d’autre part, ce simple raffinement de l’esprit ne correspond pas, à peu de chose près, à ce que l’on appelle actuellement «religion». En d’autres termes, la réalité n’est-elle pas que Satan a donné une telle apparence, de tels atours à ce qui est le simple produit naturel du cœur humain dans certaines circonstances, qu’il en a fait une contrefaçon de la Vérité propre à servir ses desseins ? Je ne nie absolument pas que cet esprit du monde utilise des mots et fasse des professions de foi auxquels il n’aurait pas recours si l’Écriture ne l’y invitait; je ne nie pas non plus qu’il emprunte au christianisme une teinture générale, au point d’être véritablement modifié par lui et même de lui devoir une certaine lumière et une certaine élévation. Du reste, je concède volontiers que de nombreuses personnes chez qui se manifeste cet esprit mauvais ne sont que partiellement contaminées par lui et sont des chrétiens fondamentalement bons, encore qu’imparfaits. Nous voici pourtant, en fin de compte, en présence d’une doctrine qui n’est que partiellement évangélique, dont les principes appartiennent à ce monde et qui prétend cependant être l’Évangile bien qu’elle ait abandonné un pan entier de l’Evangile, son caractère austère, bien qu’elle considère qu’il suffit de faire preuve de bonté, de courtoisie, de franchise, de correction dans la conduite, de délicatesse – alors qu’elle ne contient aucune véritable crainte de Dieu, aucun désir fervent de lui rendre honneur, aucune haine profonde du péché, aucune horreur devant le spectacle des pécheurs, aucune indignation ni aucune compassion en face des blasphèmes des hérétiques, aucune adhésion scrupuleuse à la vérité doctrinale, aucune sensibilité spéciale concernant les meilleurs moyens de parvenir aux fins, à condition que les fins soient bonnes, aucune loyauté envers l’Église sainte et apostolique dont parle le Credo, aucun sens d’une autorité de la religion se présentant comme extérieure à l’esprit de chacun ; en un mot aucun sérieux et c’est pourquoi elle n’est ni chaude ni froide mais, pour parler comme l’Écriture (Ap 3,16), tiède. Ainsi notre époque est le contraire absolu de ce que l’on appelle d’habitude les « siècles d’obscurantisme »; et en même temps que les défauts de ces siècles, nous en avons perdu les vertus. Je dis bien: leurs vertus; car même les erreurs qui sévissaient alors, comme l’esprit de persécution, la crainte de l’interrogation religieuse, la dévotion excessive, tout cela n’était après tout que des formes perverties et excessives de vertus réelles telles que le zèle et le respect ; et nous, au lieu de les contrôler et de les purifier, nous les avons extirpées radicalement. Pourquoi? Parce que nous n’avons pas agi par amour de la vérité, mais sous l’influence du temps présent. L’ancienne génération est passée, et ses caractéristiques avec elle ; un nouvel ordre des choses s’est fait jour. La société humaine a un cadre nouveau, elle encourage et promeut une nouvelle mentalité ; et l’ennemi de nos âmes fait en sorte que cette nouvelle mentalité ressemble autant que possible à l’obéissance du chrétien, alors qu’il s’agit d’une similitude purement fortuite. Pendant ce temps la sainte Église de Dieu poursuit sa route en direction du ciel comme elle le fait depuis les premiers temps : méprisée par le monde, elle l’influence cependant, le corrige en partie, le réfrène en partie et, dans quelques cas heureux, lui arrache ses victimes et les remet de façon ferme et définitive dans les rangs de l’armée militante des fidèles sur terre, qui se dirige vers la Cité du grand Roi. Que Dieu nous accorde la grâce d’interroger nos cœurs pour éviter d’être aveuglés par la ruse du péché ! pour éviter de servir Satan sous les traits d’un ange de lumière tout en nous imaginant que nous poursuivons la véritable connaissance ; pour éviter – après avoir ignoré et maltraité les élus du Christ ici-bas – d’avoir à poser cette question angoissante au dernier jour, au moment où la vérité s’imposera à nous dans un éclair : « Seigneur, quand t’avons-nous vu étranger et en prison ? » quand avons-nous vu ta parole sacrée et tes serviteurs méprisés et opprimés – « et ne t’avons-nous pas assisté ? » (Mt 25,44).

Rien ne démontre de façon aussi frappante là puissance de la religion du monde, telle que je l’ai évoquée, qu’une analyse des catégories d’hommes, très différentes, qu’elle influence. On s’apercevra que son empire et son enseignement atteignent aussi bien ceux qui font profession de religion que les irréligieux.

1. Beaucoup d’hommes religieux attendent depuis longtemps, à tort ou à raison, un millénium de paix et de pureté pour l’Église. Je ne saurais dire si c’est à tort ou à raison, car il s’agit d’un point sur lequel il est permis à des hommes de bien d’avoir des avis différents. Quoi qu’il en soit, pour ceux qui vivent dans cette attente, il est devenu tentant d’adhérer et d’accorder du crédit à la religion du monde dont j’ai brossé le tableau. Ils ont plus ou moins identifié leur vision du Royaume du Christ avec l’élégance et le raffinement d’une civilisation purement humaine ; et ils ont salué toutes les marques d’une amélioration dans les rapports humains, tous les règlements salutaires pour la vie de la cité, toutes les décisions politiques efficaces et éclairées comme autant de signes de l’avènement de leur Seigneur. Leur empressement à parvenir à leur fin, qui est de répandre et de proclamer l’Evangile en tous lieux et avec éclat, leur a fait négliger les moyens utilisés. Ils ont apporté appui et collaboration à des hommes qui professaient ouvertement des principes étrangers au christianisme. Ils ont approuvé et soutenu ce qu’ils considéraient comme des réformes et des améliorations dans l’état actuel des choses, bien qu’il fût nécessaire de commettre des injustices pour leur mise en œuvre, bien qu’il fallût violer des règles de conduite observées depuis longtemps avec amour et consacrées par un long usage, même si leur origine n’avait rien de remarquable. Ils ont sacrifié la vérité à l’efficacité. Ils se sont imaginé, d’étrange façon, que des hommes mauvais pouvaient être les instruments directs de l’avènement imminent du Christ ; et – victimes de la même erreur que les Juifs d’un pays étranger, il y a quelques années – ils ont pris sinon pour leur Messie – comme les Juifs – mais du moins pour leur Élie, pour leur Jean Baptiste réformateur, pour le héraut du Christ des enfants de ce monde, des fils de Bélial, sur qui pèse depuis le commencement l’anathème proféré par l’Apôtre : « Si quelqu’un n’aime pas le Seigneur, qu’il soit anathème ! Maran atha (1 Co 16,22). »

2. D’autre part, le genre de doctrine que j’ai appelée la « religion du moment » est particulièrement propre à satisfaire des esprits sceptiques – aux antipodes de ceux que je viens d’évoquer – qui ne se sont jamais souciés d’obéir à leur conscience, qui cultivent l’intelligence sans discipliner le cœur, et qui s’autorisent à spéculer librement sur ce que la religion devrait être, sans aller voir dans l’Écriture ce qu’elle est véritablement. Certaines des personnes possédant ce tempérament vont presque jusqu’à considérer la religion en soi comme un obstacle au progrès de notre bien-être social et politique. Mais ils savent que la nature humaine ne peut pas s’en passer ; c’est pourquoi ils choisissent la forme de religion (du moins ce qu’ils appellent ainsi) la plus rationnelle qu’ils puissent trouver. D’autres ont des dispositions bien plus sérieuses, mais sont corrompus par le mauvais exemple ou pour quelque autre raison. Mais les uns et les autres rejettent ce qu’ils nomment une « vision sombre » de la religion ; ils font plus confiance à eux-mêmes qu’à la parole de Dieu, et appartiennent donc à une seule et même catégorie ; et ils sont disposés à embrasser la religion pleine d’agréments et de consolations qui convient à un siècle raffiné. Ils font grand cas des ouvrages sur la théologie naturelle et croient qu’ils contiennent toute la religion, alors qu’en vérité il n’est pas de plus grave erreur que de supposer que de tels ouvrages puissent contenir la moindre parcelle de religion véritable. La religion, ainsi qu’on l’a fait justement remarquer, est quelque chose qui est en relation avec nous, un système d’injonctions et de promesses venant de Dieu et s’adressant à nous. En quoi donc sommes-nous concernés par le soleil, la lune et les étoiles ? Ou par les lois de l’univers ? Comment nous enseigneront-ils notre devoir ? Que diront-ils aux pécheurs que nous sommes ? Ils n’ont absolument rien à dire aux pécheurs. Ils ont été créés avant la chute d’Adam. Ils « proclament la gloire de Dieu » (Ps 19,2), mais non sa volonté. Ils ne sont que perfection et harmonie ; mais l’éclat et l’excellence qu’ils manifestent par leur propre existence, ainsi que la divine bonté qui s’y reflète, sont de peu d’importance pour l’homme déchu. Ils ne révèlent rien du courroux de Dieu, qui résonne si fort dans la conscience du pécheur. De sorte que la pire des ruses de Satan (mais non la moins fréquente) consiste à nous distraire de nos pensées les plus intimes, à nous faire oublier notre propre cœur qui nous parle d’un Dieu de justice et de sainteté, à river notre attention uniquement sur le Dieu qui a créé les deux; lequel est certes notre Dieu, mais pas Dieu tel qu’il se manifeste à nous autres pécheurs, car c’est le Dieu qui resplendit devant ses anges et devant ses élus dans l’au-delà.

Lorsqu’un homme s’est leurré au point de s’en remettre, pour sa destinée, à ce que les deux lui apprennent sur elle, au lieu de consulter et de suivre sa conscience, quelle en est la conséquence ? Elle est qu’immédiatement il interprète de travers et dénature tout le contenu des Écritures. Une chose est sûre : si les Écritures affirment que les hommes saints trouvent du plaisir dans les obligations religieuses, il y est dit également qu’elles sont difficiles et déplaisantes pour l’ensemble des humains, que nul ne peut les posséder naturellement, et que rares sont ceux qui les observent, même avec les secours de la grâce, en raison de leur corruption obstinée. Il y est dit que la religion va contre notre nature, contre notre volonté originelle, qu’il faut l’aide de Dieu pour que nous acceptions de l’aimer et de la pratiquer, et qu’en dépit de cette aide, elle est constamment repoussée et refusée. Il y est dit sans ambiguïté que « étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie, et il en est peu qui le trouvent », que nous devons «faire des efforts» ou lutter «pour entrer par la porte étroite», car «beaucoup chercheront à entrer », ce qui n’est pas suffisant, puisqu’ils ne font que chercher, et n’ont donc pas trouvé ; et finalement il y est dit que ceux qui n’obtiennent pas la vie éternelle « s’en iront à une peine éternelle » (Mt 7,14 ; Lc 13,24 ; Mt 25,46). Tel est le côté sombre de la religion ; et les hommes que j’ai dépeints n’en supportent pas l’idée. Ils s’en détournent tant il les emplit de terreur. Ils se persuadent sans peine que ces vigoureuses affirmations des Écritures ne concernent pas l’époque actuelle, ou qu’elles ont un sens figuré. Il n’y a pas dans leur cœur un langage qui y fasse écho. La conscience a été réduite au silence. Tout ce qu’ils ont appris sur Dieu, ils le tiennent de la théologie naturelle, et celle-ci ne parle que de bonté et d’harmonie; aussi refusent-ils d’accorder du crédit au langage direct des Écritures. Ils s’attachent aux passages des Écritures qui semblent corroborer leurs propres opinions ; ils font remarquer avec insistance qu’il nous y est enjoint de « rester toujours joyeux » (1 Th 5,16) et ils avancent qu’il est de notre devoir de puiser du réconfort ici-bas (avec modération, certes) dans les biens terrestres – à condition, simplement, de manifester notre reconnaissance tandis que nous en faisons usage; que nous n’avons pas besoin de nous alarmer ; que Dieu est un Dieu miséricordieux ; qu’il nous suffit purement et simplement de nous amender pour expier nos offenses ; que même si nous avons cédé à l’inconduite dans notre jeunesse, cela appartient au passé ; que nous l’avons oublié et par conséquent que Dieu l’a oublié ; que le monde est, dans l’ensemble, fort bien disposé à l’égard de la religion ; que nous devrions nous garder de l’enthousiasme ; que nous ne devrions pas être trop sérieux ; que nous devrions considérer la nature humaine avec une grande largeur de vues ; enfin que nous devrions aimer tous les hommes. À vrai dire, il s’agit là d’un credo auquel se rallient à toutes les époques les êtres superficiels, doués d’un peu de raisonnement mais totalement dépourvus de sensibilité, qui se prennent pour des esprits éclairés et philosophiques. Ce qu’ils disent est en partie faux, en partie vrai, mais appliqué de façon erronée ; si je m’y attarde ici, c’est pour vous montrer combien ce credo est en parfaite harmonie avec ce que j’ai décrit plus haut comme étant la religion propre à une époque civilisée ; une harmonie tout à fait comparable à celle qu’offre la croyance du monde situé à l’autre extrême, et qu’on appelle le monde religieux.

Je ferai encore une remarque au sujet de ces chrétiens prétendument rationnels qui, notons-le, vont souvent jusqu’à nier les mystères de l’Évangile. Prenons le texte de ce sermon : « Notre Dieu est un feu dévorant ». Supposons maintenant que ces personnes tombent par hasard sur ces mots, ou qu’on les leur oppose pour réfuter ce qu’elles disent du caractère parfaitement satisfaisant de nos chances de vie éternelle ; supposons enfin qu’elles ignorent de quelle partie de la Bible ils proviennent ; que diront-elles ? Elles diront certainement, sans hésiter, qu’ils s’appliquent aux Juifs et non aux chrétiens ; qu’ils décrivent uniquement l’auteur divin de la loi mosaïque (Dt 4,24); que Dieu s’adressait jadis aux Juifs au moyen de propos terrifiants car c’était un peuple fruste et bestial, mais que, grâce à la civilisation, nous sommes fort différents ; que désormais on fait appel à notre raison et non a nos peurs, et que l’Evangile est amour. Et pourtant, en dépit de cette belle démonstration, le texte est emprunté à l’Epître aux Hébreux, écrite par un apôtre du Christ.

Pour conclure, je vais expliquer plus clairement ce que j’entends par le côté sombre de la religion, et comment nous devrions juger ceux dont la religion prend un tour superstitieux et ténébreux.

À ce point, je n’hésiterai pas à proclamer ma ferme conviction que notre pays gagnerait à faire preuve de beaucoup plus de superstition, de sectarisme, de goût pour les ténèbres, d’agressivité dans sa religion qu’il n’en témoigne actuellement. Il est clair que je ne tiens pas pour désirables les dispositions d’esprit que cela implique, ce qui serait évidemment absurde ; mais je les tiens pour infiniment plus désirables et plus fécondes qu’une impénitence digne des païens, qu’une tranquillité d’esprit dépourvue de chaleur, satisfaite et béate. Certes, un esprit serein, une conscience en paix et un visage rayonnant sont un don de l’Évangile, et la marque du chrétien ; mais des effets identiques (ou plutôt apparemment identiques) peuvent résulter de causes fort différentes. Jonas dormait en pleine tempête, notre bienheureux Seigneur aussi. L’un dormait avec un funeste sentiment de sécurité* l’autre dans la « paix de Dieu qui surpasse toute intelligence» (Phm 4,7). Il est impossible de confondre les deux états ; ils sont parfaitement distincts, aussi distincts que le sont la sérénité de l’homme du monde et celle du chrétien. Prenez le cas des marins sur le navire ; ils crièrent à Jonas : « Qu’as-tu à dormir? » (Jon 1,6) et de même les Apôtres dirent au Christ : «Seigneur, nous périssons» (Mt 8,25). C’est là que nous retrouvons les superstitieux : ils se situent entre la fausse paix de Jonas et la paix véritable du Christ ; ils sont supérieurs au premier, mais bien inférieurs au second. Si j’applique ceci à la religion actuelle du monde instruit, bien qu’y règnent la sécurité, la gaieté, le sens des convenances et la bonté, je remarque que ces dehors peuvent avoir leur source aussi bien dans une religion intense que dans l’absence de religion ; ils peuvent être le fruit d’un esprit superficiel et d’une conscience obnubilée aussi bien que de cette foi qui trouve sa paix en Dieu à travers notre Seigneur Jésus-Christ. Et si l’alternative se présente en ces termes, je ferai volontiers confiance au bon sens des hommes pour trancher (si du moins ils peuvent s’astreindre à penser sérieusement) et dire auquel des deux se rattache la mentalité de notre époque. En ce qui me concerne, étant donné la façon dont je vois le monde, il ne fait aucun doute qu’elle a sa source dans le sommeil de Jonas ; ce n’est donc qu’un fantasme de religion, bien inférieur à l’alarme légitime des superstitieux, qui sont éveillés et voient le danger qui les menace, mais n’ont pas encore acquis assez de foi pour accepter le remède qui l’écartera.

Pensez à cela, je vous en conjure, mes frères, et prenez-le à cœur, dans la mesure où vous êtes prêts à me suivre, car il vous faudra répondre au dernier jour de l’avertissement entendu aujourd’hui. Je ne tiens pas à me montrer sévère ; mais, sachant « que le monde entier gît au pouvoir du Mauvais » (1 Jn 5,19), il me paraît fort probable qu’y étant plongés – car vous l’êtes nécessairement, et nous le sommes tous jusqu’à un certain point – la plupart d’entre vous êtes plus ou moins contaminés par son erreur présente, cette superficialité dans la religion qui est le fruit d’une conscience obnubilée ; et c’est pourquoi je vous parle sur ce ton sérieux. Persuadé de l’existence d’un fléau qui n’épargne aucune région de notre pays, je tiens pour probable que vous n’échappez pas aux souffrances, aux souffrances acceptées de plein gré, qu’il répand parmi nous. La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse (Ps 111,10); tant que vous ne le tenez pas pour un feu dévorant et que vous ne vous approchez pas de lui avec respect et une crainte sacrée due à votre état de pécheurs, vous n’êtes même pas en vue de la porte étroite. Je ne vous demande pas d’être en mesure de désigner un moment précis où vous auriez abjuré le monde (ainsi que l’on dit) et où vous vous seriez convertis ; c’est un leurre. La crainte et l’amour doivent aller de pair ; craignez sans cesse, aimez sans cesse, jusqu’à votre dernier jour. Cela ne fait aucun doute ; et pourtant il faut que vous sachiez ce que signifie « semer dans les larmes » ici-bas si vous voulez «moissonner en chantant» (Ps 126,5) dans l’au-delà. Tant que vous ne connaîtrez pas le poids de vos péchés – non seulement en imagination, mais de façon réelle – tant que vous vous contenterez de les confesser par une formule rituelle de repentir au lieu de le faire quotidiennement dans le secret de votre cœur, vous ne pourrez pas accueillir pleinement l’offre de miséricorde que vous fait l’Évangile avec la mort du Christ. Tant que vous ne saurez pas ce que c’est que de craindre comme les marins terrifiés ou comme les Apôtres, vous ne pourrez pas dormir avec le Christ aux pieds de votre Père céleste. Pour lamentables qu’aient été les superstitions des siècles d’obscurantisme, pour révoltantes que soient les tortures actuellement pratiquées parmi les païens d’Orient, il est préférable, bien préférable, de torturer son corps pendant toute son existence, et de faire de la vie présente un enfer sur terre, plutôt que de jouir ici-bas d’une tranquillité éphémère jusqu’au jour où l’abîme s’ouvrira enfin sous nos pieds et nous nous réveillerons au seuil d’une éternité de remords stérile, vécue en pleine conscience. Pensez aux propres paroles du Christ : « Que pourra donner l’homme en échange de sa propre vie? » (Mt 16,26) Ailleurs, il dit : «Craignez celui qui, après avoir tué, a le pouvoir de jeter dans la génenne ; oui, je vous le dis, celui-là, craignez-le (Lc 12,5). » N’ayez pas l’audace de croire que vous avez sondé le fond de votre cœur ; vous ignorez le mal qui s’y tapit. Combien de temps, et avec quel sérieux vous faut-il prier, combien d’années vous faut-il passer dans une scrupuleuse obéissance avant d’avoir le moindre droit d’écarter le chagrin et de vous réjouir dans le Seigneur ? Dans un certain sens, c’est vrai, vous pouvez éprouver du réconfort dès le début; en effet, bien que vous n’ayez pas l’audace d’affirmer par avance que vous êtes au nombre des vrais, élus de Dieu, vous savez cependant dès le début qu’il souhaite vôtre salut, qu’il est mort pour vous, qu’il a lavé vos péchés dans le baptême, et qu’il vous aidera toujours ; c’est là une pensée qui doit vous réjouir au moment où vous entreprenez d’examiner et de passer eh revue votre existence et de vous tourner vers Dieu dans le renoncement. Mais, en même temps, vous n’aurez jamais l’assurance du salut tant que vous serez sur terre ; et c’est pourquoi il faut toujours que la crainte accompagne votre espérance. Vous avez une meilleure connaissance de vos péchés à mesure que vous percevez la miséricorde de Dieu dans le Christ. Et c’est là le véritable état du chrétien, le point le plus proche du sommeil calme et serein du Christ dans la tempête que nous puissions atteindre ; non pas une joie parfaite et l’assurance du ciel, mais une résignation profonde à la volonté de Dieu, un abandon de nous-mêmes, corps et âme, à lui ; en espérant, certes, que nous serons sauvés, mais en fixant notre regard plus intensément sur lui que sur nous-mêmes ; c’est-à-dire en œuvrant pour sa gloire, en cherchant à lui plaire, en nous consacrant à lui à travers une obéissance totale et mûrement acceptée et d’inlassables bonnes actions ; et (lorsque enfin nous regardons en nous-mêmes), en nous considérant avec une certaine répugnance et un certain mépris pour notre état de pécheurs, en mortifiant notre chair, en châtiant nos appétits, dans l’attente sereine du jour où, si nous en sommes dignes, nous serons dépouillés de notre être actuel, et régénérés dans le Royaume du Christ.

Trad. Paul Veyriras

Sermons Paroissiaux vol I, 24, Les éditions du Cerf, Paris 1993, pp 314-327.