La pratique religieuse comme préparation à la venue du Christ

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(temps de l’avent

Dans ce volume V et dans le suivant, qui sont les derniers de la première édition de ses Sermons paroissiaux – les volumes VII et VIII ayant été constitués ensuite de sermons pris dans un recueil publié en commun avec ses amis tractariens – Newman a groupé les sermons selon l‘ordo liturgique. Les quatre premiers sont pour le temps de l’avent et correspondent aux quatre dimanches de cette saison liturgique préparatoire à la fête de Noël ; ils ont pour exergue le même verset du livre d’Isaïe et traitent tous du thème de la venue du Christ à la fin des temps, dont la présence invisible actuellement est l’anticipation et le gage de la venue. Le chrétien doit se préparer à cette venue qui sera la rencontre définitive de Dieu, prier pour s’y préparer, la désirer tout en la redoutant, puisque le compte de ses jours sera fait alors.

Ce premier sermon, prêché le 2 décembre 1838, commence par une description de l’hiver, saison pendant laquelle la nature se met au calme et au silence comme dans l’attente de l’avenir. En effet, « les hommes en hiver et dans la vieillesse, […] attendent quelque peu tristement peut-être mais dans l’ensemble réconfortés, dans le calme et le sérieux, la venue du Christ ». Telle est aussi notre attitude quand, insensibles à l’inconfort – car la vraie foi ne recherche pas la facilité – nous venons prier à l’église par les matins froids et humides de l’hiver. Nous nous ouvrons alors à la perspective de ce jour terrible où nous verrons le Seigneur face à face, quand ce monde se déchirera et disparaîtra et que nous comparaîtrons devant Dieu un à un pour que soient jugés tous nos actes. La raison naturelle comme la Parole inspirée nous recommandent de préparer cette rencontre : pour cela, l’obéissance aux commandements de Dieu et l’agrément que nous pouvons obtenir de lui ne semblent pas suffire comme ils suffisent en ce monde où récompense et châtiment résultent naturellement de nos actes, car paraître devant Dieu est tout autre chose que de se soumettre à un système de lois morales. Or, dans le culte que le Christ et les Apôtres nous ont laissé, dans la pratique religieuse, dans la communion eucharistique et dans l’observance des temps liturgiques, nous avons les moyens adéquats pour entrer en relation avec Dieu et apprendre petit à petit à supporter sa vue car nous sommes là en contact avec Celui que nous rencontrerons un jour personnellement pour de bon. La satisfaction morale objective que nous pouvons tirer de notre conduite ne suffira pas ; d’ailleurs n’est-ce pas lui qui en sera le juge ? Or le culte élève l’âme au-dessus du niveau de la simple moralité pour préparer cette rencontre car il est une rencontre de Dieu. Quand nous paraîtrons devant lui, tout ce que nous aurons fait sera absorbé dans cette vision : le « stade moral », dirait Kierkegaard, sera dépassé par le haut pour laisser place au face-à-face de deux êtres, chacun de nous et son Créateur et Rédempteur.

« Tes yeux contempleront le Roi dans sa beauté ; ils verront un pays très lointain » (Is 33,17).

Les années dans leur succession nous rapportent sans cesse les mêmes avertissements : aucun n’est plus frappant que celui qui nous arrive en ce temps-ci. Le gel et le froid, la pluie et la grisaille que nous avons en cette saison annoncent les jours terrifiants de la fin du monde, et en évoquent la pensée dans les cœurs religieux. L’année est à bout de souffle ; le printemps, l’été, l’automne ont tour à tour apporté leurs présents et donné le meilleur d’eux-mêmes ; mais ils sont passés et le terme est arrivé. Tout est fini, achevé ; il ne reste qu’échec et satiété ; nous sommes fatigués du passé ; nous ne voulons plus des saisons ; et le temps austère qui leur succède, bien que désagréable pour le corps, s’accorde à nos sentiments et nous agrée. Tel est l’état d’esprit qui convient à la fin de l’année ; tel est l’état d’esprit où se trouvent pareillement les bons et les méchants à la fin de la vie. Le temps est venu où ils n’éprouvent aucun plaisir ; ils n’ont pas envie non plus de retrouver la jeunesse, même s’il suffisait pour l’avoir de la vouloir. La vie, à sa façon, n’est point déplaisante ; mais elle ne satisfait pas. Aussi, l’âme est toujours projetée dans le futur, et pour autant qu’elle soit douée d’une conscience claire et d’un bon sens aigu, elle se réjouit solennellement parce que « la nuit est très avancée et le jour tout proche », parce qu’il vient « des deux nouveaux et une terre nouvelle » même si les anciens disparaissent ; bien mieux : parce que les anciens disparaissent, l’âme « verra bientôt le roi dans sa beauté » et « contemplera un pays très lointain ». Voilà ce qu’éprouvent les hommes en hiver et dans la vieillesse, tandis qu’ils attendent, quelque peu tristement peut-être mais dans l’ensemble réconfortés, dans le calme et le sérieux, la venue du Christ.

Voilà aussi ce que nous éprouvons maintenant en venant prier jour après jour. Il fait froid et sombre, les matins respirent l’humidité, il y a peu de fidèles présents ; mais tout cela convient à des hommes qui se disent pénitents, pleureurs, veilleurs ou pèlerins. Ils aiment mieux cette solitude, ils trouvent plus gaie cette sévérité et plus riante cette tristesse que tous les moyens luxueux par lesquels les gens de nos jours essaient de se rendre la prière moins désagréable. La vraie foi ne recherche pas la facilité. Elle ne se plaint que si on l’empêche de s’agenouiller, si elle s’appuie à des coussins, abritée par des rideaux et douillettement enveloppée de chaleur. Sa seule peine, c’est qu’on lui interdise de prendre l’attitude du pécheur devant son juge, ou qu’on se moque si elle le fait. Ceux qui comprennent ce que sera le jour terrible où ils le verront face à face, lui dont les yeux sont comme le feu, ceux-là ne songent pas plus à marchander leur confort dans la prière qu’ils n’en auront l’idée ce jour-là.

Une année passe, puis l’autre, mais toujours reviennent les mêmes avertissements. Le gel et la pluie sont de retour, la terre est dépouillée de son éclat, plus rien n’a d’agrément. Et voici que dans la stérilité de la terre et du ciel reparaissent les mêmes mots familiers ; on lit le prophète Isaïe, la même épître et le même évangile qui nous enjoignent de « nous réveiller de notre sommeil » et d’accueillir «celui qui vient au nom du Seigneur », les mêmes oraisons pour le suppléer de nous préparer pour le Jugement. Heureux ceux qui entendent ces voix et leur message, qui cherchent celui qu’ils n’ont pas vu parce qu’ils « auront attendu avec amour son apparition ».

Qn ne saurait avoir de meilleur sujet de réflexion en ce temps que celui que je viens d’aborder. La destinée des autres ordres de créatures, nous ne la connaissons pas ; en revanche, nous savons quel est notre terrible lot : un temps viendra où nous devrons affronter notre Créateur et Seigneur face à face. Nous ignorons ce qui attend les autres êtres ; certains, peut-être, qui ne savent rien de leur Créateur, ne comparaîtront jamais devant lui. À notre connaissance, ce sera peut-être le cas pour l’espèce animale. Peut-être la loi de la nature veut-elle que les bêtes vivent et meurent, ou vivent indéfiniment, aux limites de l’empire divin, avec le soutien de Dieu, mais sans jamais le connaître ni le fréquenter. Ce n’est pas le cas pour nous. Nous sommes destinés à venir jusqu’à lui, plus encore, à comparaître devant lui, pour qu’il nous juge aussitôt et sans recours. Nous ne devons pas seulement être récompensés ou punis, mais bel et bien jugés. Nous serons rétribués pour nos actes non pas selon des dispositions générales ou l’ordre naturel, comme c’est le cas maintenant, mais par la décision personnelle du Législateur. Il nous faudra nous présenter devant sa justice un par un. Un par un, il nous faudra subir la sainteté de son œil inquisiteur. Pour l’instant, nous sommes dans le monde des ombres ; ce que nous voyons est dénué de substance. Soudain, ce monde se déchirera et disparaîtra, et notre Créateur surgira. Alors, je le répète, du premier coup s’établira un rapport personnel entre le Créateur et chacune des créatures. Il nous regardera et en même temps nous le regarderons.

Il n’est guère besoin de citer l’un quelconque des nombreux passages de l’Écriture qui nous disent ces choses pour en apporter la preuve ; cependant, cela peut en graver la vérité dans nos cœurs. L’Écriture nous dit donc expressément que les bons et les méchants verront Dieu. D’un côté, le saint homme Job dit : « Même si après ma peau les vers détruisent mon corps, pourtant je verrai mon Dieu dans ma chair. Je le verrai, dis-je, moi-même et non un autre, et je le contemplerai de mes propres yeux. » D’un autre côté, le pécheur Balaam dit : « Je le verrai, mais non maintenant ; je le considérerai, mais non pas de près. Une étoile sortira de Jacob, un sceptre se lèvera d’Israël. » Le Christ dit à ses disciples : « Redressez-vous, et relevez la tête, car votre délivrance est proche » ; et à ses ennemis : « Désormais, vous verrez le Fils de l’homme siéger à droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel. » On dit généralement de tous les hommes, d’un côté : « Le voici qui vient, escorté des nuées ; chacun le verra, même ceux qui l’ont transpercé, et sur lui se lamenteront toutes les races de la terre », et de l’autre côté : « Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblables parce que nous le verrons tel qu’il est. » Ou encore : «Aujourd’hui, certes, nous voyons dans un miroir, d’une manière confuse, mais alors ce sera face à face. » Et encore : « Ils verront sa face, et son nom sera sur leurs fronts » .

Et de même qu’ils le voient, lui les verra, car il viendra pour les juger. « Tous en effet nous comparaîtrons au tribunal du Christ », dit saint Paul. Et encore : « Nous paraîtrons tous devant le tribunal du Christ, car il est écrit : « Par ma vie, dit le Seigneur, tout genou devant moi fléchira, et toute langue rendra gloire à Dieu ». » C’est donc que chacun d’entre nous rendra compte à Dieu pour soi-même. Et enfin : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, escorté dé tous les saints anges, alors il prendra place sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les gens les uns des autres, tout comme le berger sépare les brebis des boucs ».

C’est ainsi que se passera notre première rencontre avec Dieu ; et je vous le dis, elle sera aussi soudaine qu’intime. « Vous savez vous-mêmes parfaitement, dit saint Paul, que le Jour du Seigneur arrive comme un voleur en pleine nuit. Quand les hommes se diront : Paix et sécurité ! c’est alors que tout d’un coup fondra sur eux la perdition. » Cela s’applique aux méchants, mais ailleurs on nous dit que Dieu surprend tout autant les bons. « Comme l’époux se faisait attendre, [les vierges sages comme les vierges folles] s’assoupirent toutes et s’endormirent. Mais à minuit un cri retentit : « Voici l’époux ! sortez à sa rencontre ! »».

Or donc, si cette situation, la perspective de ce qui nous attend, nous est bien présente à l’esprit, elle doit nous amener à nous interroger avec anxiété. Est-ce là tout ce qu’on nous dit, tout ce qu’on nous permet, tout ce qu’on nous accorde ? Est-ce là tout ce que nous savons ; tout est sombre maintenant, mais tout alors deviendra clair ; Dieu maintenant est caché, mais un jour il sera révélé ? Nous sommes ici dans le monde des sens, mais nous sommes promis à entrer dans le monde des esprits? Assurément, la simple sagesse et notre devoir impératif nous disent de nous préparer à ce grand changement ; et s’il en est ainsi, y a-t-il quelque part des directives, des indications, des règles, qui nous diraient comment nous y préparer ? Préparez-vous à rencontrer votre Dieu, « sortez à sa rencontre » ; la raison naturelle nous le dicte autant que l’inspiration. Mais comment y arriver?

Remarquez ceci. Il ne suffit pas de répondre que nous devons nous efforcer d’obéir à Dieu, et d’obtenir ainsi son approbation. Ce serait suffisant si récompense et châtiment résultaient naturellement de nos actes, comme c’est le cas en ce monde. Mais si nous y réfléchissons posément, paraître devant Dieu et demeurer en sa présence sont bien autre chose que se soumettre à un système de lois morales ; il semble qu’il faudrait s’y préparer autrement, préparer spécialement ses pensées et ses sentiments de façon à supporter la présence de Dieu et à entrer en communion avec lui comme il convient. Bien plus : il faudrait peut-être préparer son âme à la présence divine, comme il faut exercer l’œil à supporter la lumière du plein jour et le corps à supporter le grand air.

Mais que le raisonnement soit correct ou non, l’Écriture nous évite d’y recourir en nous disant que l’Évangile a pour but, entre autres, de nous préparer à cette extraordinaire et glorieuse destinée, la vue de Dieu, destinée qui, si elle n’est pas absolument glorieuse, sera absolument terrible. Dans le culte et le service du Dieu tout-puissant, que le Christ et ses apôtres nous ont laissés, nous trouvons les moyens, moraux et mystiques, d’entrer en relation avec Dieu et d’apprendre petit à petit à supporter sa vue.

Telle est en effet la justification la plus sérieuse du culte religieux pour autant que nous avons de bonnes raisons de le tenir pour véritable. Les gens quelquefois se demandent pourquoi il leur faut professer leur religion, aller à l’église, observer certains rites et certaines cérémonies, veiller, prier, jeûner et méditer ? Pourquoi ne suffit-il pas d’être juste, honnête, sobre, bienveillant, et généralement vertueux ? N’est-ce pas cela, le vrai culte de Dieu ? L’activité intellectuelle et pratique n’est-elle pas le moyen le plus acceptable d’être en relation avec Dieu? Comment peut-on lui complaire en se soumettant à certaines formes, en prenant part à certaines activités de la religion ? Ou alors, s’il le faut vraiment, pourquoi ne peut-on choisir chacun les siennes ? Pourquoi faut-il venir à l’église pour s’en acquitter ? Pourquoi faut-il partager ce que l’Église appelle les sacrements ? Ma réponse, c’est qu’il le faut d’abord et surtout parce que Dieu nous le dit. En outre, je remarque que la raison en est simple : les gens sont appelés un jour à changer d’état. Ils ne sont pas ici pour toujours. Un commerce direct entre Dieu et eux maintenant, par la prière et par d’autres voies semblables, est peut-être nécessaire à une rencontre convenable dans l’au-delà ; et le commerce direct entre eux et Dieu, ce que nous appelons la communion sacramentelle, est peut-être nécessaire, mystérieusement, pour les préparer à supporter la vue de Dieu.

Voyons donc ainsi le culte religieux : c’est sortir « à la rencontre de l’époux », lequel, s’il n’est pas visible « dans toute sa beauté », apparaît dans un feu dévorant. En plus de ses autres raisons d’être, c’est une préparation à un événement terrifiant, inéluctable. Ce que ce serait que de rencontrer le Christ sans préparation, nous pouvons en mort ».

Puisqu’il en est ainsi, c’est assurément par miséricorde que Dieu nous donne les moyens de nous préparer, les moyens précis, qu’il a fixés. Lorsque Moïse est redescendu de la montagne et que les gens étaient aveuglés par son aspect, il l’a recouvert d’un voile. Ce voile est déjà soulevé dans l’Évangile, de sorte que nous sommes préparés à sa disparition totale. Nous sommes avec Moïse sur la montagne, en ce sens que nous apercevons Dieu ; nous sommes avec le peuple au pied de la montagne, en ce sens que le Christ ne se révèle pas de façon visible. Il est couvert d’un voile, et siège parmi nous en silence et en secret. Lorsque nous entrons en relation avec lui, nous ne le savons que par la foi ; et lorsqu’il se manifeste à nous, nous sommes incapables de comprendre sa manifestation.

C’est dans cet esprit que nous devrions nous plier aux obligations qu’il nous impose : considérons qu’elles nous offrent un avant-goût et les prémices de ce moment inévitable où nous le verrons. Lorsque nous nous mettons à genoux pour prier en privé, pensons : un jour, je me mettrai à genoux de la même façon au pied de son trône, en chair et en os ; il sera assis en majesté, lui aussi en chair et en os bien que de nature divine. Me voici pénétré de la pensée de cette heure terrifiante : me voici venu confesser mon péché maintenant pour qu’alors il me pardonne ; et je dis : « Ô Seigneur, Dieu saint, Dieu fort, Dieu immortel, à l’heure de la mort et au jour du Jugement, Seigneur, délivre-nous !»

Et quand nous allons à l’église, disons-nous ceci : un jour viendra où je verrai le Christ entouré de ses saints anges. J’entrerai dans cette sainte compagnie, tout y sera pur et lumineux. Je viens ici apprendre à supporter la vue du Très-Saint et de ses serviteurs, trouver la force d’affronter une vision qui apporte la crainte avant de donner l’extase et que ne goûtent que ceux qu’elle ne consume pas. Lorsque les hommes en ce monde ont à subir quelque importante épreuve, ils s’y préparent en y pensant souvent à l’avance ; c’est ce qu’ils appellent prendre une décision. L’inhabituel leur devient ainsi familier. Il faut du courage pour obtenir certains avantages; or le courage s’acquiert par la réflexion régulière. Les enfants sont effrayés à la vue d’un puissant guerrier ou d’un roi glorieux ; ils préfèrent fermer les yeux. Et quand Daniel vit l’ange, comme saint Jean, « [s]on visage changea, défiguré, [s]a force l’abandonna » C’est donc la raison pour laquelle je viens à l’église ; je suis héritier du ciel. Je souhaite et j’espère entrer un jour en possession de mon héritage ; je suis ici pour m’y préparer. Je ne voudrais pas déjà voir le ciel, car je ne pourrais le supporter. Grâce aux psaumes et aux chants sacrés, à la confession et à la louange, j’apprends mon rôle.

Ce qui est vrai de la pratique ordinaire, publique ou privée, de la religion, est encore plus fermement et plus spécialement valide pour les sacrements de l’Eglise. Là se manifeste plus ou moins clairement, à leur mesure, le Sauveur incarné qui sera un jour notre juge et qui nous rend capables de supporter alors sa présence en nous la mesurant maintenant. Un épais voile noir sépare ce monde de l’autre. Nous autres mortels, nous le parcourons en tous sens, et nous ne voyons rien ; il ne donne pas accès à l’autre monde. Dans l’Évangile, ce voile n’est pas enlevé ; il subsiste ; mais de temps à autre, de merveilleuses révélations nous donnent un aperçu de ce qui est de l’autre côté. Par moments, nous saisissons une forme que plus tard nous verrons face à face. Nous approchons, et malgré les ténèbres, nous sentons nos mains, notre tête, notre visage, nos lèvres, comme effleurés par quelque chose qui est plus que terrestre. Nous ne savons pas où nous sommes, nous nous sommes baignés dans l’eau et une voix nous dit que c’était dans le sang. Nous portons sur le front un signe, et il indique le Calvaire. Nous nous rappelons le contact d’une main sur notre tête, et à coup sûr, elle porte des marques de clous, et ressemble à la main de celui qui, en les touchant, avait rendu la vue aux aveugles et la vie aux morts. Or nous avons bu et mangé, et ce n’était pas un rêve. Quelqu’un nous avait nourris à son flanc ouvert et avait renouvelé notre nature en nous donnant des mets célestes. Ainsi, de mainte façon, celui qui est notre juge nous prépare à être jugés, celui qui nous glorifiera nous prépare à la glorification, de sorte que nous ne soyons pas surpris : ainsi, lorsque retentira la voix de l’archange et que nous serons appelés à rencontrer l’Époux, nous serons prêts.

Voyons maintenant quel éclairage cette réflexion jette sur quelques remarquables passages de l’épître aux Hébreux. Si nous trouvons dans l’Évangile cette conception surnaturelle de Dieu et de l’autre monde, rien d’étonnant à ce que saint Paul parle d’« illumination », d’« avant- goût des dons célestes», de «participation à l’Esprit Saint», de « jouissance de la belle parole de Dieu et des forces du monde à venir ». Rien d’étonnant non plus si l’apostasie totale, lorsqu’on a reçu ces dons, est sans remède ; et si par conséquent toute profanation, tout péché contre cette révélation présentent un danger proportionnel à son importance. Si celui qui doit être notre juge daigne se manifester à nous ici-bas, assurément ce privilège, s’il ne nous dispose pas à sa gloire à venir, nous prépare forcément à son courroux.

Ce que j’ai dit des rites s’applique encore mieux aux saisons liturgiques, qui contiennent la célébration de nombreux rites. Ce sont des temps où nous pouvons attendre plus de grâce, car ils nous invitent spécialement à nous intéresser aux instruments de la grâce. Le temps où nous sommes est voué à la purification sous toutes ses formes. Lorsque le Tout-Puissant devait descendre sur le mont Sinaï, Moïse reçut l’ordre de «sanctifier le peuple» et de lui faire « laver [ses] vêtements » et de « marquer autour [de lui] des limites ». Ce temps est encore mieux fait pour que « nous nous purifions de toute souillure de la chair et de l’esprit, achevant de nous sanctifier dans la crainte de Dieu » C’est le temps propice aux cœurs mortifiés et aux yeux religieux, aux pensées austères, aux résolutions sérieuses et aux actions charitables ; c’est le moment choisi pour nous rappeler ce que nous sommes et ce que nous serons. Sortons pour rencontrer le Seigneur d’un cœur contrit et plein d’espoir ; même s’il tarde, veillons, attendons-le dans le froid et l’ennui : un jour ils cesseront. Il nous faudra bien obéir à ses ordres lorsqu’il nous dépouillera de nos corps : accomplissons à l’avance de notre plein gré ce qui nous sera un jour imposé. Attendons-le solennellement, dans la crainte et l’espérance, avec patience et obéissance ; résignons-nous à sa volonté en faisant le bien. Prions-le sans cesse de « se souvenir de nous lorsqu’il arrivera dans son royaume », de se rappeler nos amis et de se rappeler nos ennemis et de nous éprouver ici-bas selon sa miséricorde pour mieux nous récompenser dans l’au-delà selon sa justice.

Trad. Claude Lacassagne.

John Henry Newman, Sermons Paroissiaux vol 5 (La saitneté chrétienne) sermon 1, Cerf, Paris 2000,  pp. 15-23.